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Jl a été tiré (le cet ouvrage 15 exemplaires numérotés
sur papier de Hollande.
EN CAMPAGNE
(1914-1915)
i
MARCEL DUPONT
EN CAMPAGNE
(1914-1915)
IMPRESSIONS
d'un
OFFICIER DE LÉGÈRE
PARIS
LIBRAIRIB PLON
PLON-NOURRIT it C^ IMPRIMEURS-ÉDITEURS /y >
8, RUK GAHANCIÈRÏ — 6'
191R
Tous droits réservés
Copyright by l'Iou-Nourrit et C" 1915.
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour to«6 pays.
MONSIEUR LE GÉNÉRAL CHERFILS
H&mmage de piofonde gratitude.
M. D.
AVANT-PROPOS
On ne trouvera dans les pages qui vont
suivre ni études tactiques, ni critiques
d'ordre militaire, ni aucun grand récit de
bataille. J'ai simplement voulu conserver le
souvenir écrit de quelques-unes des heures
vécues au cours de cette guerre. Simple lieu-
tenant de chasseurs, je ne peux avoir la
prétention de juger les opérations qui, de-
puis neuf mois, se déroulent sur un front
immense. Je ne veux parler que de ce que
j'ai vu de mes yeux, dams^ le petit coin du
champ de bataille où se trouvait mon régi-
ment.
Je me suis dit que, si je sortais sain et
sauf de cette formidable lutte, j'aurais plaisir
un jour à retrouver ces quelques récits de
combat ou de bivouac. J'ai pensé aussi que
II EN CAMPAGNE
les miens prendraient intérêt à les lire. Et je
me suis essayé, entre deux chevauchées, à
décrire des impressions ressenties. Jours de
misère, jours de joie, jours de combats...
Quels énormes volumes on pourrait écrire,
si l'on voulait suivre pas à pas nos escadrons
dans leur marche guerrière !
J'ai préféré choisir parmi tant de souve-
nirs. Je n'ai pas voulu composer des mé-
moires, mais seulement évoquer les instants
les plus tragiques ou les plus émotionnants
que j'ai connus au cours de cette campagne.
Et, certes, je n'ai eu que l'embarras du
choix.
Je serai heureux, si j'ai pu ainsi faire
revivre pour mes camarades quelques-uns
des actes de la tragédie dont nous fûmes les
acteurs.
Si ces « impressions » peuvent aussi inté-
resser ceux qui n'ont pu prendre part à cette
guerre comme combattants, je les leur livre
bien volontiers. Qu'ils n'y cherchent pas le
talent d'un grand conteur, ni l'intérêt palpi-
tant d'un roman. Ils n'y trouveront que le
àimple récit d'un témoin et l'essai malhabile
AVAiNT-PROPOS m
d'un soldat plus liabitué à manier le sabre
que la plume.
C'est pourquoi je tiens à remercier très
sincèrement le Correspondant, qui a bien
voulu publier presque tous les chapitres de
ce volume. Et je ne saurais trop lui exprimer
ma reconnaissance pour la bonne grâce et
l'indulgence qu'il a mises à encourager mes
timides débuts.
M. D.
Sur le front. Mai 1915.
EN CAMPAGNE
IMPRESSIONS DUN OFFICIER DE LÉGÈRE
[
COMMENT j'ai REJOINT LE FRONT
28 août 1914.
Le train file dans la nuit tiède. Assis sur une
botte de foin, dans le wagon qui transporte mes
deux clievaux et celui de mon ordonnance Wat-
trelot, je reg^arde par la porte à glissière entr'ou-
verte. Comme il va lentement ce train! Comme
il s'arrête souvent! L'impatience me vient en
songeant aux heures que nous perdons, tandis
que les camarades se battent et moissonnent à
eux seuls toute la gloire. Nous passons des g^ares
et des gares. Nous franchissons des ponts, des
passages à niveau, des tunnels. J'aperçois par-
tout des gardes vigilantes. Les baïonnettes des
vieux chassepots brillent à la clarté des étoiles.
1
2 EN CAMPAGNE
Parfois, brusquement, le train s'arrête sans
qu'on en devine la raison. Les trois chevaux
effrayés, projetés les uns contre les autres, font
retentir le wagon de leurs pieds qui glissent,
frappent et se raccroclient avec fracas. Je me
lève pour aller les caresser, leur parler, les
calmer. A la lueur du mauvais falot qui gémit
et grince au-dessus de la porte, je contemple
leurs trois têtes aux oreilles pointées, aux yeux
inquiets. Ils soufflent bruyamment, ne compre-
nant pas pourquoi on leur a fait quitter ce soir
la bonne écurie bien close et l'épaisse litière de
paille fraîche. Ils ne songent pas à la guerre,
eux, mais ils semblent déjà comprendre que le
bon temps est fini, qu'il va falloir subir toutes
les misères, marcher sans trêve, supporter les
nuits de bivouac sous la pluie, garder pen-
dant des journées entières le lourd paquetage
sur le dos et ne pas toujours manger à sa
faim.
Puis le train repart avec un grand bruit de
ferrailles secouées et entre-choquées. Tandis
que, machinalement, je contemple le paysage
nocturne que piquent de temps à autre les lu-
mières multicolores des signaux })lacés le long
de la voie, ma pensée vagabonde, va vers
les champs de bataille, imagine les péripé-
ties qui accompagneront mon arrivée sur le
front.
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 3
Nous sommes au 28 août, depuis près d'un
mois la mobilisation a été ordonnée. Et depuis
quelques jours les armées sont aux prises. Que
s'est-il passé? Les communiqués officiels ne.
laissent certainement apparaître dans leur sé-
cheresse qu'une part de vérité. Nous savons
qu'il y a eu de grands combats à CJiarleroi, à
Dinant, du côté de Nancy. Mais on n'en a point
précisé le résultat. J'ai cru cependant deviner
que ces batailles ne furent point décisives, mais
qu'elles ont dû coûter cher de part et d'autre.
Je suis tenté de me réjouir sottement que les
premières grandes victoires n'aient point été
remportées avant que j'aie rejoint mon régi-
ment.
Je n'ai pas encore pu me consoler de l'injus-
tice du sort qui m'a empêché de partir en même
temps que les escadrons de guerre. Et pourtant
j'ai dû m'incliner devant le règlement. Mes
supplications n'ont point fait fléchir le colonel,
qui m'a opposé la rigueur des textes : dans
chaque régiment de cavalerie, le sixième lieu-
tenant par ordre d'ancienneté doit rester au
dépôt pour seconder le major et le capitaine
du 5' escadron. Ils doivent recevoir, équiper et
former les escadrons de réserve que forme le
régiment.
Je n'oublierai jamais ce que furent pour moi
ces journées. Journées de travail accablant où.
4 EN CAMPAGNE
par une chaleur torride, il fallait s'astreindre,,
du lever au coucher du soleil, à inscrire, à
matriculer, à nourrir des milliers d'hommes et
de chevaux. Il fallait s'ingénier à les loger un
peu partout; les chevaux dans les écuries,
les manèges et les cours; les hommes dans
tous les locaux, dans tous les coins et les
recoins de l'immense quartier. Quelle hcsogne
fastidieuse et qui aurait été presque impossible
sans la bonne volonté et l'admirable discipline
de tous! Mais pendant ce temps ma pensée,
allait sans cesse vers les camarades que je
savais là-bas, en Belgique, poussant d'auda-
cieuses reconnaissances vers les masses alle-
mandes, prenant le premier contact avec l'en-
nemi.
Enfin, ce matin, à onze heures, la dépêche
du colonel est arrivée, ordonnant de m'envoyer
immédiatement pour remplacer mon jeune ca-
marade, le sous-lieutenant de C..., blessé griè-
vement au cours d'une reconnaissance. A six
heures du soir, ma cantine était faite, mes
paquetages bouclés et mes chevaux embar-
qués. Je partais la joie au cœur, accompagné
à la gare par mes bons camarades de la ré-
serve et de la territoriale encore présents au*
dépôt.
Mais comme le train va lentement et comme
elle semble lointaine, notre petite garnison de;
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 5
l'Ouest, quand on songe que la ligne de feu est
par là-bas, vers le Nord! Je me décide à tenter
d'imiter mon fidèle Wattrelot qui, depuis belle
lurette, ronfle en toute quiétude. Je m'allonge
sur la paille dorée et j'attends impatiemment
l'aube, en somnolant et en rêvant.
Vers les huit heures du matin, le train s'arrête
à la g"are régulatrice de N... Quelle cohue et,
malgré tout, quel ordre et quelle précision dans
ce formidable service où viennent se concen-
trer, avant d'être dirigés sur les différents points
du front, tous les trains de ravitaillement de
l'armée! Les nombreuses voies de garage sont
toutes occupées par des rames de wagons. De
tous côtés, des locomotives sous pression font
■entendre le halètement de leurs chaudières. Au
milieu de ce tohu-bohu, des hommes circulent,
les uns calmes, fatigués, patients, ce sont les
employés. Ils vont à pas lents et fermes, pous-
sant des wagons, comptant des colis, portant
•des papiers, vérifiant des numéros et donnant
des renseignements avec politesse et bonne
volonté. Les autres, les soldats, perdus, ahuris
au milieu de cet enchevêtrement de voies qui
semble inextricable. Ils s'interpellent, jurent,
rient, réclament et finalement montent dans un
wagon, d'où on les fait descendre aussitôt pour
les diriger sur un autre. Mais, au milieu de
tout ceci, aucun désordre, aucune indiscipline.
6 EN CAMPAGNE
Partout règne cet admirable calme que j'avais
constaté déjà dans la gare de ma petite gar-
nison.
Aidé de Wattrelot, je rajuste ma tenue et
mon équipement pour aller me présenter aux
commissaires militaires de la gare. Après de
nombreuses difficultés, après avoir passé par
maints factionnaires et maints plantons, je par-
viens auprès d'un aimable capitaine, auquel
l'expose ma situation.
— Voilà mon ordre de route, mon capitaine,
je dois rejoindre le ..." chasseurs. Savez-vous
où il se trouve en ce moment?
Le capitaine lève les bras au ciel d'un air
désespéré.
— Savoir où se trouve un régiment en ce
moment? Vous n'y pensez pas. Tout ce que je
peux pour vous, c'est de faire attacher votre
wagon au train de ravitaillement de votre corps
d'armée. Il vous conduira jusqu'à la gare ter-
minus; là, vous vous débrouillerez.
Je retourne auprès de mes chevaux. Après
de multiples démarches, qui occupent toute la
matinée, j'arrive à faire accrocher mon wagon
au train désigné. Nous sommes, Wattrelot et
moi, avec la section de territoriaux qui forme la
garde du convoi, les seuls voyageurs. Tout le
train est composé de wagons bourrés de vivres
ou de colis mystérieux, enfermés dans des voi-
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 7
tures soig-neusement plombées. En attendant le
départ, fixé à deux heures, je cause avec le lieu-
tenant territorial qui commande notre escorte.
Je tâche de savoir par lui ce qui s'est passé
sur le front. 11 n'est pas mieux renseigné que
moi. Il s'apitoie simplement sur son propre
sort.
— Monsieur, voyez-vous, notre métier n'est
pas drôle. Nous partons comme cela après dé-
jeuner. Nous voyag-eons tout le reste du jour et
une partie de la nuit. Nous couchons où nous
pouvons et, le lendemain matin, nous repartons
dans le train vide. Il met encore plus de temps
pour revenir Et, le surlendemain, nous recom-
mençons.
Et le digne homme croise paisiblement ses
mains sur un ventre respectable. Il a l'air d'un
brave garçon. Il fait son métier consciencieu-
sement, installe ses hommes dans les compar-
timents de 3" classe qui leur sont affectés, vérifie
s'ils ont bien leurs cartouches et leur fait de
paternelles recommandations; après quoi, il
m'invite à monter dans le compartiment de
seconde qui lui est réservé. Mais je le remercie,
car je préfère voyager avec mes chevaux.
Le train repart cahin-caha. Il fait une chaleur
torride. Nous avons ouvert complètement la
porte à glissière et, assis sur nos paquetages,
nous contemplons le radieux paysage d'été qui
8 EN CAMl'AG.Nli
se déroule lentement sous nos yeux. Et je me
dis que nous avons adopté la vraie manière de
faire les voyages d'agrément : être dans un
wagon à soi, où l'on peut se lever, marcher, se
coucher; et aller à une allure modeste qui
permet de jouir du spectacle oll'ert par les
pays traversés, pouvoir s'attarder à admirer
tel ou tel site, tel ou tel château! Voilà qui
vaut cent fois la vitesse trépidante du train de
luxe.
Je suis ravi et ému de voir les témoignages
de sympatiiie que nous donne la population. Par-
tout, vieillards, femmes, enfants agitent leurs
mouchoirs et nous crient :
— Bonne chance... Bonne chance.
Les hraves territoriaux répondent de leur
mieux. On sent comme une même pensée, un
même vœu, un même espoir dans tous les
cœurs, ceux des hommes qui remontent lente-
ment vers le champ de bataille et ceux des non-
combattants qui les regardent passer et les
accompagnent de leurs souhaits.
A une gare oii nous nous arrêtons, un groupe
de jeunes filles vêtues de blanc attend sur le
(}uai où le soleil darde ses rayons brûlants. Sim-
plement, gracieusement, avec des sourires et
des gestes charmants, elles distribuent à tous
les hommes du chocolat, du pain, des fruits.
Les braves gens en sont émus jusqu'aux larmes.
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 9
L'un d'eux, un vieux à barbiche grise, ne peut
s'empêcher de dire :
— Mais, vous savez, nous n'allons pas nous
battre. Nous sommes simplement là pour la
garde du train.
— Ça ne fait rien. Ça ne fait rien. Prenez tout
de même. Vous êtes des soldats, comme les
autres... Vive la France!
Et les trente territoriaux, d'une seule voix,
gravement, très bas, répètent : « Vive la
France! »
Quel changement dans ce peuple que l'on
craignait révolté, indiscipliné, prêt à tous les
renoncements ! Quelle bonté et quelle grâce chez
celles qui restent et souffrent de rester! Un vieil
employé me dit :
— Monsieur, c'est comme cela depuis le pre-
mier jour de la mobilisation. Elles y passent
leurs jours et leurs nuits. C'est vraiment gentil
de leur part, car ça ne leur rapportera rien.
Il a raison, le vieil employé : « ça ne leur rap-
portera rien. » Et pourtant..., je suis certain
que beaucoup de soldats qui sont remontés par
cette voie vers le front en garderont le souvenir
reconnaissant que j'en ai conservé. Jamais je
n'oublierai le groupe que formaient les jeunes
filles en blanc sur le quai ensoleillé de la petite
gare. Jamais je n'oublierai la grâce simple avec
laquelle elles savaient faire accepter toutes les
10 EN CAMPAGNE
bonnes choses qu'elles offraient, qu'elles impo-
saient même. Je les en ai remerciées gauche-
ment, comme j'ai pu, en essayant d'être l'inter-
prète de ce que pensaient tous ces soldats. Et,
maintenant que le train a repris sa marche hale-
tante, je me repens de n'avoir pas été plus élo-
quent, d'avoir déjà oublié le nom de la petite
gare et de n'avoir point songé à demander les
noms de nos bienfaitrices.
3Iais nous avançons vers la zone où les armées
se battent. Déjà l'on sent comme un état d'es-
prit différent chez les populations que nous tra-
versons. On nous crie toujours :
— Bonne chance..., bonne chance!
Mais auparavant on nous adressait ce vœu
avec des sourires et des mimiques joyeuses. Ici,
on le prononce avec une expression grave, con-
fiante et triste. Aux barrières des gares, à celles
des passages à niveau, les yeux des femmes qui
nous regardent sont plus profonds et plus som-
bres. Ils s'arrêtent sur les nôtres, semblent nous
parler. Et, même quand les lèvres ne bougent
pas, les yeux disent toujours :
— Bonne cliance..., bonne chance
Sur les routes que nous longeons, on voit
passer des automobiles rapides. On distingue
des brassards, des armes posées dans les ca-
potes ou contre la carrosserie. Et, malgré tout,
la vie journalière continue. INous voyons encore
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 11
des travailleurs dans les champs, des commer-
çants au seuil de leur boutique, des groupes de
paysans à la sortie des liameaux. Mais on per-
çoit cependant une sorte d'état d'esprit spécial
chez chacun de ces êtres qui continuent à
vaquer à leur labeur quotidien. Et tous ces sou-
cis accumulés, toutes ces imaginations excitées
forment une ambiance bizarre qui se commu-
nique à tout, semble imprégner l'air qu'on res-
pire et vient éteindre la gaieté qui régnait sur
notre train. Une sorte d'émotion sacrée nous
saisit, Wattrelot et moi : nous croyons respirer
déjà l'air de la bataille.
Vers six heures, nous arrivons en g-are de
L..., où le train s'arrête un instant. Les quais
sont encombrés d'officiers d'état-major. Un sol-
dat m'assure que le grand quartier général se
trouve ici. Je voudrais questionner quelqu'un,
tâcher d'avoir des renseignements autorisés sur
ce qui se passe au front. Il me semble que j'en
ai bien le droit, maintenant que je suis sur le
point de devenir un des acteurs du grand drame
qui se joue à quelques lieues d'ici. Mais je perds
toute mon assurance dès que je m'approche de
ces officiers. Ils ont l'air gêné, soucieux. Rien
de cet entrain joyeux que je m'attendais à trou-
ver partout, comme il régnait encore à mon pas-
sage dans l'intérieur du pays.
Et alors il me vient une crainte étrange et
12 EN CAMPAGNE
ridicule. Celle d'être considéré comme un intrus
par ces gens qui sont au courant de tout, qui
savent tout. Je me figure qu'ils vont me repous-
ser avec dédain ou que je vais leur faire de la
peine en les forçant à me dire des vérités que
i'on n'aime point à répéter. Je me dis aussi que
je suis un bien petit personnage pour aborder
<Ies gens qui ont une mission si baute, et (|ue je
paraîtrais un importun en venant troubler leurs
pensées. Mais, cette fois, je suis bien certain que
les communiqués officiels n'ont pas tout dit.
Sans avoir entendu une parole, j'ai senti que
cela n'allait pas aussi bien que nous l'espérions,
nous autres qui, chaque jour, dans la petite ville
de l'Ouest, chercliions avec passion à deviner la
vérité dans les quebjues journaux arrivant jus-
qu'à nous.
L'angoisse m'étrcint. Je me sens maintenant
tout seul et perdu au milieu de ces gens qui me
semblent étrangers. Je regagne, en franchissant
4es voies, notre train garé assez loin des quais.
Le soleil a baissé à l'horizon. Dans le ciel rouge,
■deux monoplans passent au-dessus de nous à
faible hauteur. Le ronflement de leur moteur
fait lever toutes les lûtes. Ils remontent vers le
nord. Et je voudrais m'élancer, pouvoir rejoindre
l'un d'eux, nvinstaller près du pilote, derrière
l'hélice qui tourne en envoyant au visage le
vent de sa vitesse vertigineuse. Je voudrais
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 13
pouvoir m' élever au-dessus des champs de
batail'le et là, penché sur le vide, chercher à
deviner les mouvements de ces peuples qui se:
choquent.
Je me décide à causer avec le mécanicien
d'un train qui redescend à vide vers Paris. Il
m'apprend en quelques mots que l'armée fran-
çaise bat rapidement en retraite, que déjà elle a
franchi la frontière belge et qu'en ce moment
on se bat sur le sol de France. Il me dit cela
simplement, avec un peu de tristesse dans la
voix, en hochant doucement la tête. Il n'ajoute
aucun commentaire et je ne me sens pas la force
de lui répondre. Le cœur serré, je remonte
auprès de Wattrelot. Il a écouté ce que me
disait le mécanicien. Lui non plus ne prononce
pas une parole, mais son regard se perd au
loin, dans le ciel en feu. Nous restons l'un près
de l'autre sans nous parler.
Ainsi, on recule. Alors tous nos calculs, tous
nos rêves s'écroulent. Us étaient fous, tous ces
plans magnifiques que nous dressions, mes
camarades et moi. Nous perdions notre temps,
penchés sur les cartes, à imaginer une marche
savante à la poursuite des envahisseurs de la
Belgique et une immense victoire, chèrement
payée peut-être, mais qui renversait d'un seul
coup le colosse germanique. Tout ceci n'était
qu'illusions. Et je m'en veux de ma naïveté.
14 EN CAiMPAGNE
Ma pensée va vers mon régiment. Qu'en
reste-t-il aujourd'hui? Combien de camarades
sont demeurés couchés sur la terre étrangère?
Combien d'amis que je ne re verrai plus? Car
mon imagination ajoute encore à la triste réa-
lité. Je me sens saisi d'un abattement complet.
Maintenant, ce n'est plus une retraite en bon
ordre que j'évoque, mais une débâcle...
Le train a repris sa marche. Le soleil a dis-
paru et seule subsiste à l'horizon une mince
bande de ciel jaune pâle qui éclaire encore la
campagne. Je me suis assis sur le bord de la
porte grande ouverte, les jambes pendant vers
le sol hors du wagon. J'aspire les premières
bouffées d'air frais et je me sens un peu remis
de ma détresse. Tout semble si calme autour de
nous qu'on ne se douterait point qu'on est en
guerre. La nuit vient petit à petit.
Et voilà que tout à coup mon cœur se met à
battre plus vite, et je me lève d'un mouvement
nerveux. Wattrelot aussi s'est dressé hors de la
paille où il était couché. Ensemble, nous avons
eu le même cri : a Le canon ! »
C'est comme un roulement lointain à peine
perceptible. Et cepenilant il accompagne très
nettement en sourdine les mille bruits que fait
le train en marche. On ne distingue pas les
coups. Mais par moment le sourd murmure
devient plus fort et semble rapproché de nous
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 15
par une bouffée de vent. Puis il paraît s'éloigner
de nouveau, s'éteindre presque, pour reprendre
ensuite. Cela ne ressemble en rien à aucun autre
bruit terrestre. Seul, l'orage quand il s'éloigne
peut donner une idée de l'impression ressentie.
Elle communique à tous ceux qui l'éprouvent
une sorte d'excitation à fleur de peau. Nos
chevaux eux-mêmes n'y échappent pas. Les
trois têtes se sont dressées, inquiètes, les yeux
brillent dans l'ombre naissante, les naseaux se
dilatent et soufflent bruyamment.
En me penchant au dehors, j'aperçois aux
portières les têtes des territoriaux. Eux aussi
sont saisis par l'énervant et mystérieux concert.
Aucun ne parle, aucun ne plaisante. Les corps
tendus au-dessus du vide semblent question-
ner, appeler, implorer la vérité.
Nous nous rapprochons du canon. Mainte-
nant, on distingue les coups qui se succèdent à
intervalles rapprochés. L'air en semble ébranlé
et l'on croirait en être à quelques pas seule-
ment.
Le train s'est arrêté brusquement en pleine
campagne. 11 fait encore assez clair pour distin-
guer le paysage : des prairies aux herbes hautes
et pâles bordées de saules et de grands peupliers
que la brise du soir agite doucement. Au fond,
un bois touffu arrête la vue. La ligne du chemin
de fer tourne vers la droite et se perd dans la
16 EN CAMPAGNE
nuit naissante. Maintenant que le train est
immobile, la voix imposante du canon se fait
entendre plus distinctement. Dans le ciel sombre
passent de temps à autre les longues traînées
lumineuses des projecteurs.
Énervé de cette attente, je saute à terre et
remonte le long du ballast jusqu'à la locomo-
tive. Elle est arrêtée à un passage à niveau.
A côté de la barrière close, sur le seuil éclairé
de la petite cabane, la femme du garde est là,
un enfant dans les bras. C'est une toute jeune
femme blonde et pâle. Elle semble un peu
inquiète, et })ourtant ne paraît pas songer à quit-
ter son poste. Elle cause à demi-voix avec le
mécanicien et avec le chauffeur de notre train.
Je tâche d'avoir par elle quelques renseigne-
ments.
— Mon Dieu, monsieur, je ne sais rien, sinon
que, depuis hier, le canon n'arrête pas de tirer
du matin au soir et même quelquefois pendant
la nuit. C'est surtout du côté de G... Des soldats
qui sont passés tout à llieure avec des voitures
m'ont dit que les Prussiens y étaient entrés
hier, mais qu'on devait le reprendre aujour-
d'hui..., qu'il y avait beaucoup de morts et de
blessés...
Je renais un instant à l'espoir. Je vois tout
de suite l'offensive allemande arrêtée sur la
ligne de l'Oise, nos armées se reprenant, se
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 17
concentrant et rejetant l'ennemi hors des fron-
tières. Notre mécanicien m'explique que nous
sommes parvenus tout près de la gare ter-
minus, mais qu'il va falloir attendre un certain
temps avant de pouvoir y entrer. D'autres trains
y sont arrivés avant nous (ju'il faut décharger
et g-arer.
Je retourne à mon wagon. Maintenant, la
nuit est tout à fait venue. Il peut être neuf
heures du soir. Le canon s'est tu brusquement.
La lanterne qui avait éclairé notre voyage
nocturne est complètement dégarnie et notre
attente se prolonge plus péniblement dans cette
obscurité. Nous vovons encore redescendre un
train vide. Puis le silence rctoml)e sur ce coin
de pays où nous attendons dans l'angoisse que
l'on nous permette d'avancer vers nos frères
d'armes. Ah! qu'il me tarde de les rejoindre,
fijt-ce au milieu d'une retraite sanglante et
pénible; qu'il me tarde de ne plus me trouver
seul!
Enfin, vers onze heures, sans un coup de
sifflet et très lentement, le train repart. Il
avance timidement, pour ainsi dire, et comme
s'il craignait d'entrer dans quelque région in-
connue où tout ne serait que mystères et qu'em-
bûches. J'aperçois au loin quekjues falots qui
s'agitent et, tout à coup, nous stoppons. Je suis
stupéfié de ce que je vois. Je pensais que nous
2
18 EN CAMPAGNE
allions nous arrêter auprès d'un vaste quai de
débarquement sur lequel, dans un ordre parfait,
des équipes attendraient le train pour le déchar-
ger, répartir les colis, amasser chaque cliose en
des places choisies où des voitures viendraient
tranquillement les chercher.
Au lieu de cela, le train fait halte à quelque
distance d'une toute petite gare isolée au milieu
de la campagne. On aperçoit d'ici, faiblement
éclairées, quelques bâtisses autour desquelles
grouillent des ombres multiples. Et, parallèle-
ment aux wagons, dans un désordre inexpri-
mable que rend plus obsédant l'obscurité, se
trouve un nombre incalculable de voitures de
toute espèce. Les unes sont arrêtées et rangées
tant bien que mal. Les autres cherclient à se
faufder, à gagner une place vide dans l'enche-
vêtrement des roues et des chevaux. Les four-
gonniers s'injurient à qui mieux mieux. De
temps à autre fusent de grands éclats de rire
mêlés à des imprécations.
Pendant ce temps, des gradés courent le long
du train. Ils tiennent des papiers à la main et
cherchent à lire les inscriptions faites à la craie.
Des appels s'entre-croisent.
— Où est le pain
— Par ici.
— Mais non...
— Où est l'officier d'administration?...
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 19
On gratte des allumettes. On s'arraclic les
quelques rares lanternes allumées. Et, malgré
tout ce désordre apparent, le travail s'organise
rapidement. Des hommes grimpent par les
portes ouvertes. On se passe de main en main
des sacs, de lourdes caisses. A travers l'inextri-
cable fouillis des fourgons, les porteurs, le dos
courbé sous leur charge, se glissent jusqu'à la
voiture désignée et y déposent leur fardeau.
Après avoir donné à Wattrelot la consigne
de défendre sévèrement l'entrée de notre wa-
gon, je me laisse glisser à terre pour gagner la
gare et tâcher d'y trouver le commissaire mili-
taire. J'ai une peine inouïe à me frayer un
passage à travers la cohue de ces hommes qui
semblent se ruer dans les ténèbres à l'assaut
du train. Puis il faut éviter de me rompre le
cou en franchissant l'enchevêtrement des rails,
les fils de fer commandant les signaux et les
fosses béantes.
J'arrive à la gare. Une centaine de blessés se
trouvent là, coucliés par terre sur les (juais, les
vêtements déclarés et couverts de poussière.
Ils offrent un tableau de désolation poignant.
Ce ne sont que des soldats légèrement blessés,
il est vrai. Cependant on souffre à les voir
ainsi affalés sur le sol, sans paille pour
s'étendre et sans médecin pour s'occuper
d'eux. Tous ont pourtant eu un pansement
20 EN CAMPAGNE
sommaire. Sous les bandages qui entourent les
têtes, on voit, à la lueur des lanternes, briller
des yeux de fièvre. Des bras emmaillotés sont
soutenus par des morceaux de toile noués der-
rière le cou. Beaucoup se sont assis sur des
paniers, des barriques, des colis de toute sorte,
et ils causent entre eux avec animation. Cha-
cun raconte avec force gestes les hauts faits
auxquels il a pris part et ceux auxquels il a
assisté. J'entends, au passage, des bribes de
phrases :
— Ils étaient dans les premières maisons...
Alors, mon vieux, le lieutenant s'élance... Si tu
les avais vus f... le campî...
Je suis ravi de voir que le moral de ces
braves ne semble pas du tout atteint. A les
entendre, les Allemands ont reculé partout.
Je m'informe, auprès d'un employé, de l'en-
droit où se trouve le commissaire militaire. Il
me désigne, causant au milieu d'un groupe
d'officiers, un lieutenant d'artillerie au képi
entouré d'une bande blanche. Je me présente et
lui demande s'il sait quelque chose de la situa-
tion. Comme les autres, il ne peut me donner
que des renseignements très vagues.
— Cependant, ajoute-t-il,je puis vous confir-
mer ce que l'on vous a dit au sujet de G... Le
1" corps vient de reprendre la ville, qui était
défendue par la garde prussienne. Il paraît que
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 21
les nôtres ont été merveilleux et que l'ennemi
a subi des pertes énormes. Et cepemlant. — la
voix du lieutenant tremble un peu et il a un
geste des épaules qui dit son désespoir, —
cependant, j'ai l'ordre d'évacuer la gare avec
tout mon personnel et mes papiers dès que le
dernier train sera déchargé. Je dois me replier
vers L... Allez donc comprendre quelque chose
à tout cela!
Nous nous regardons sans ajouter une parole.
Chacun a senti passer sur ses pensées un souffle
apportant la tristesse et le doute. Ne pas com-
prendre!... Obéir et ne pas comprendre. C'est
la première fois que je sens vraiment la gran-
deur de la servitude militaire. Il faut avoir l'âme
fortement trempée pour exécuter un ordre quel
qu'il soit, même si cet ordre vous semble incom-
préhensible. Il doit y avoir ici, sur ce coin de
terre de France, au bord de cette frontière que
nous jurions de ne jamais laisser violer, il doit
y avoir des milliers d'officiers, des milliers de
soldats qui donneraient leur vie ce soir plutôt
que de céder un pouce de terrain. Alors, pour-
quoi abandonner cette gare? Pourquoi dire ainsi
clairement : demain vous n'aurez pas besoin
d'aller si loin vers le nord pour apporter vos
approvisionnements. C'est nous qui irons vers
vous, nous reculerons...
Voici de nouveau mon esprit qui s'égare et
22 EN CAMPAGNE
qui souffre. Je tâche de savoir par quel procédé
je pourrais avoir une indication sur mon régi-
ment.
— Mais c'est très simple, me dit fort aima-
blement le lieutenant d'artillerie, votre officier
d'approvisionnement a dû certainement venir
au ravitaillement avec son convoi. Tâchez de
mettre la main dessus. Il pourra vous rensei-
gner.
Je lui serre la main et je m'échappe tout
joyeux à la pensée de revoir l'uniforme de mon
régiment. Et la Providence semble me guider,
car je crois apercevoir dans la petite salle de la
gare celui que je chercliais. J'ai peine cependant
à le reconnaître. Il paraît vieilli et las. Sa barbe
a poussé toute grise. Penché sur la tablette de
bois fixée au guichet des billets, il étend sur une
tranche de pain le contenu d'une boîte de sar-
dines. C'est bien lui. Comme il a l'air fatigué,
découragé! Je pousse la porte et je me précipite :
— Bonjour! comment va?
— Ah!... C'est vous! Qu'est-ce que vous ve-
nez faire ici, mon pauvre vieux? Ah! ce n'est
pas joli, joli...
Je le presse de questions. Il me répond par
des phrases courtes, sans suite.
— Charleroi? Ne me parlez pas de cela!...
Nos hommes? Magnifiques!... Une hécatombe...
Après cela,.., la retraite... jour et nuit... Les
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 23
Allemands n'osent pas... Ah! nous sommes pro-
pres... On recule...
Il m'indique oii se trouve le régiment, dans
une vaste ferme, très loin d'ici. Il peut prendre
ma cantine dans un de ses fourgons. Mais il
faudra que je me débrouille demain pour re-
joindre les camarades. En effet, pour débarquer
mes chevaux, je devrai attendre pas mal de
temps, car l'unique quai de la gare est encore
occupé par des wagons non déchargés.
— Merci. Eh bien! c'est très simple. Demain,
je marcherai au canon. Bonsoir.
Et je vais achever "ma nuit sans sommeil,
étendu auprès de mes chevaux. Les yeux fixés
sur la fente de la porte, pendant de longues
heures, je guette les premières lueurs du jour...
A peine l'aube avait-elle paru que j'avais déjà
fait amener mon wagon à quai par Wattrelot,
aidé de deux employés civils restés dans la
gare. Maintenant, nos trois chevaux sont sellés,
bridés, prêts à partir. La fraîcheur du matin et
la joie de sentir enfin un terrain ferme sous
leurs pieds les rendent d'une gaieté exubérante.
Wattrelot a même failli en ressentir fâcheuse-
ment les effets alors qu'il se mettait en selle.
Enfin, nous voici partis au grand trot, sur
une route blanche et poudreuse qui file droit au
travers des champs encore noyés d'ombre. Je
24 EN CAMPAGNE
marche le premier dans la direction que mon
camarade m'a indiquée vaguement hier soir.
Wattrelot suit, tenant en main ma seconde
monture. Les pas des chevaux résonnent étran-
gement dans cette campagne inconnue où aucun
bruit ne se fait entendre. Vraiment est-on encore
en guerre? Tout semble, au contraire, indiquer
le calme complet. Quelle différence avec l'ani-
mation fiévreuse que présentait la gare dans la
soirée de la veille !
Nous traversons une contrée qui doit être
fertile. Les champs s'étendent et se succèdent
à l'infini, couvrant de leurs chaumes semés de
meules et de gerbes dorées les flancs arrondis
du terrain ondulé. Quelques haies et quelques
bouquets d'arbres viennent rompre la mono-
tonie du paysage. De-ci de-là, des fermes aux
proportions imposantes apparaissent parmi la
verdure. On n'entend aucun coup de feu, aucun
bruit de troupes en marche. Et cela me gêne
au point que je me demande si quelque événe-
ment ne s'est pas produit pendant la nuit qui
aurait déplacé l'axe de la bataille sans que je
m'en rende compte. Mais je vais avoir un spec-
tacle qui, mieux (juc le ])ruit du canon, doit me
rappeler que le terrain de la lutte est proche.
Au fur et à mesure que la lumière du jour
devient plus complète, nous distinguons des
formes qui s'agitent autour des meules de
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 25
paille. Il y a des gens qui se sont groupés là
pour passer la nuit autant que possible à l'abri
du froid et de la rosée du matin. Je pense que
ce sont des soldats éloignés de leurs régiments
qui ont dû passer à la belle étoile leur courte
nuit de sommeil. Mais bientôt je vois ma mé-
prise. Comme par encbantement, dès que les
premiers rayons de soleil se montrent, voilà
que les dormeurs se lèvent et je reconnais que
ce sont des civils, pour la plupart des femmes
et des enfants. Ce sont les malbeureux habi-
tants du pays qui fuient devant les hordes des
barbares. Ils ont préféré quitter leurs foyers, les
abandonner à l'envahisseur plutôt que de tomber
entre ses mains. Ils ont fui, emportant ce qu'ils
avaient de plus précieux. Ils se sont éloignés
sans savoir où ils arrêteraient leur course, sans
savoir où ils pourraient passer la nuit. Et, dès
que le crépuscule est arrivé, les surprenant
épuisés sur les routes sans fin, ils se sont laissés
choir auprès de ces meules auxquelles ils ont
demandé 1" humble couche de paille. Ils y ont
étendu leurs membres endoloris; les mères ont
installé avec des soins infinis le berceau impro-
visé de leurs bébés; les familles se sont serrées
les unes contre les autres et souvent les vUlages
entiers se sont reconstitués dans les mêmes
champs, autour des mêmes meules.
Et maintenant que le jour arrive, vite ils se
26 EN CAMPAGNE
lèvent et déjà les routes sont couvertes de cet
exode lamentable vers l'intérieur du pays . J'avoue
que je ne m'attendais pas à une semblable vi-
sion. Je sens mon cœur étreint par la tristesse.
Et aussitôt une rage d'extermination s'empare
de moi. Je voudrais pouvoir me ruer sur Ten-
nemi, le rejeter hors de nos frontières, rendre
à ces pauvres gens leurs demeures abandon-
nées.
Quel être humain, si dur soit-il, pourrait ne
pas être saisi d'une immense pitié, devant ces
pauvres êtres faibles et inoffensifs fuyant devant
l'invasion? On voit des choses navrantes. Une
mère poussant une voiture où se trouvent plu-
sieurs tout petits enfants, tandis que cinq ou
six autres, pendus à sa jupe ou trottant autour
d'elle, forment un cortège douloureux. De pau-
vres infirmes traînés, poussés, emportés par
tous les moyens plutôt que de les laisser aux
mains des Prussiens. Des vieillards soutenus
par des gamins. Des bambins portés par des
vieillards. Et, en passant, tous jettent un regard
de détresse sur cet officier qui s'éloigne rapide-
ment en détournant les yeux. Il me semble y
lire des reproches. Il me semble qu'ils me disent :
« Pourquoi n'avez-vous pas su nous défendre?
Pourquoi les avez-vous laissés entrer chez nous?
Voyez comme nous souffrons. Voyez nos petits
qui ne peuvent plus marcher. Où voulez-vous
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 27
que nous allions, maintenant qu'à cause de
vous nous avons abandonné le clocher qui nous
avait vus naître, nous, nos pères et les pères de
nos pères? C'est donc cela la guerre?... » Je
pousse mon cheval pour ne plus les voir, pour
rejoindre bien vite les rangs des combattants,
Et voilà que, tout à coup, devant moi, retentit
un coup de canon. Quelques coups de fusil plus
lointains se font entendre, puis d'autres coups
de canon qu'accompagne bientôt une fusillade
nourrie. Je sens une sorte de frisson passer à
travers tout mon ('trc.
Ma première bataille! Je vais assister à ma
première bataille ! J'éprouve une véritable ivresse
à la pensée de réaliser enfin le rcve de ma vie.
Il s'y mêle un peu d'émotion. Je me dis : Quel
effet cela va-t-il me faire? Je vais, sans doute,
déboucher en plein combat, derrière une de ces
crêtes. Vais-je baisser la tète quand j'entendrai
siffler les balles et quand les shrapnells éclate-
ront autour de moi? Je me promets de faire
bonne figure. Je sais que Wattrelot est là, trot-
tant derrière mon cheval. Il ne faut pas qu'il
aperçoive chez moi le moindre symptôme de
nervosité.
Le bruit du canon devient plus intense. Au
fait... quelle tête fait-il, Wattrelot? Je me re-
tourne. Il est un peu pâle. Mais, dès qu'il sent
mon regard se poser sur ses yeux bleus d'enfant
28 EN CAMPAGNE
du Nord, un large sourire illumine sa figure.
— Mon lieutenant, nous y sommes.
— Oui, Wattrelot, nous y sommes. Tu n'as
pas peur, au moins?
— Oh! non, mon lieutenant.
— C'est bien. Alors, en avant! Au canon!
Nous traversons un hameau rempli de four-
gons et d'automobiles. Des ordonnances char-
gent des cantines et des caisses. Je lis sur l'une
d'elles le numéro de mon corps d'armée. Je
suis donc dans la bonne direction. Je m'adresse
à un adjudant du train des équipages, qui sur-
veille le travail.
— L'état-major du ..." corps? Savez-vous où
il se trouve, en ce moment?
L'homme a un mouvement des épaules qui
indique son ignorance et le peu d'intérêt qu'il
trouve à cette question. Que lui importe? Son
service, à lui, consiste à faire charger les ba-
gages, à ne rien oublier, puis à se rendre à
l'endroit qui lui a été fixé. Là, il attendra les
ordres pour savoir où il devra décharger son
matériel ce soir. Il a bien assez à faire. Que
lui importe le reste? Cependant il a un geste
vague :
— Ils sont partis par là...
Me voilà reparti dans la vaste plaine aux
multiples ondulations. Le bruit de la canonnade
se fait de plus en plus intense, et j'aperçois
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 29
déjà les premiers vestiges de l'œuvre de mort.
Au tournant de la route que je suis, deux ca-
davres de chevaux ont été traînés dans le fossé.
Je ne puis dire combien ce spectacle m'est pé-
nible. Il semble qu'à la g:uerre la vue d'un che-
val mort doit être chose de peu d'importance et,
sans doute, j'aurai bien vite fait de n'y plus
prêter aucune attention. Mais ce sont les pre-
miers que je vois. Je ne peux m'empêcher de
leur jeter un regard de regret. Pauvres bêtes !
Il y a un mois, dans l'écurie bien tenue de leur
quartier d'artillerie, elles étalaient leurs croupes
larges et brillantes. Aujourd'hui, leurs corps
raidis portent les traces de toutes les misères.
Le poil enlevé en maints endroits laisse voir les
chairs mises à vif par les blessures du harna-
chement. Et leur œil vitreux paraît encore im-
plorer la pitié. Elles sont tombées d'épuisement,
n'ayant même plus la force de sui\Te leurs com-
pagnons de peine. On les a dételées vivement,
puis, pour ne pas encombrer la route, on les a
traînées sur le gazon roussi du fossé et elles
ont terminé là une agonie qui durait, sans
doute, depuis plusieurs heures.
Nous passons. Et, au loin, sur la plaine dont
nous apercevons maintenant une vaste étendue,
nous en distinguons d'autres. Je me demande
comment tant de chevaux ont pu tomber au
bout d'un temps de campagne aussi court. Il n'y
30 E^ CAMPAGNE
a pas un mois que la mobilisation a été décré-
tée et il y a à peine dix jours que les opérations
ont commencé. Quel effort colossal l'armée
a-t-elle donc déjà donné?
Mais j'ai vite oublié les pauvres bêtes, car
nous approchons du théâtre de la lutte. A l'abri
derrière chaque pli de terrain, voici des sections
de munitions. Je m'approche de l'une d'elles et
je suis étonné de l'état où je la vois. Les cais-
sons, qu'en garnison nous sommes accoutumés
à voir si coquets sous leur peinture grise, sont
recouverts d'une épaisse couche de poussière
ou de boue durcie. Les chevaux, sales et mai-
gres, semblent prêts à tomber. Ils tendent, vers
le sol, leur encolure pelée et n'ont même plus la
force de manger. Tout autour, les conducteurs,
les gradés, vautrés à terre, dorment pesam-
ment. Leurs figures terreuses, leurs barbes hir-
sutes, leurs traits tirés même dans le sommeil
laissent deviner une fatigue insurmontable. Sur
les uniformes sombres, la poussière et les taches
accumulées ne permettent plus de reconnaître
la couleur primitive.
Il est maintenant huit heures du matin. Le
soleil, déjà brûlant, darde ses rayons sur les
dormeurs. Ceux-ci n'y prennent point garde.
Ils ont simplement abaissé sur leurs yeux la
visière de leurs képis et, le nez tourné vers le
ciel, la bouche ouverte, ils ronflent. Bêtes et
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 31
gens forment un groupe d'êtres qui paraissent
abattus, rompus de fatigue. Jamais je n^aurais
pu croire qu'il fût possible de dormir ainsi,
alors qu'à tous les points de l'horizon le canon
fait entendre son roulement continu.
Je monte sur la crête la plus proche et, de là,
je découvre un coin de la bataille. Je m'atten-
dais à voir un spectacle analogue à celui dont
nous jouissions aux manœuvres : des troupes
massées dans tous les plis de terrain, des batail-
lons avançant en ordre sur la route, des cavaliers
galopant sur les hauteurs. Et je ne trouve rien
de tout cela.
Devant moi, à six cents mètres environ, à
l'abri derrière une croupe tapissée de chaume
roux, je vois deux batteries d'artillerie qui
tirent. Je regarde de tous mes yeux. Les pièces
sont bien alignées, les servants à leurs places.
Les coups partent à intervalles réguliers et sans
précipitation. Les canonniers ont des mouve-
ments lents. Ils semblent se livrer à une ma-
nœuvre sans grand intérêt. Je m'attendais à
voir des gestes nerveux, des hommes courant
sous une pluie d'obus, les attelages amenés au
galop dès que quelques salves auraient été
tirées, les pièces emmenées à fond de train et
se remettant en batterie quelques centaines de
pas plus loin.
Au contraire, celles-ci semblent s'être établies
32 EN CAMPAGNE
là pour toujours. Les avant-trains, qui sont
massés un peu en arrière à l'abri d'un talus,
présentent le même aspect que les sections de
munitions aperçues toutàl'iieure. Les liommes,
couchés à terre, dorment à l'ombre de leurs che-
vaux, les chevaux dorment debout à leur place
réglementaire. Seul, un gros adjudant se pro-
mène de long en large, les mains dans les
poches. Les yeux au sol, il semble compter ses
pas. Et, pendant ce temps, les deux batteries
continuent à tirer par séries de quatre coups.
Quand l'une a terminé, il se produit un instant
d'accalmie. Les pièces se taisent pendant deux
ou trois minutes. Puis l'autre batterie fait reten-
tir l'air de quatre nouvelles détonatioLis.
Mais Wattrelot me tire de ma contemplation
mélancolique.
— Regardez, mon lieutenant, là-bas... Ça
« barde »!
Je regarde vers la gauche, dans la direction
de son bras tendu. Et, cette fois, je n'éprouve
plus l'impression gênante qui m'avait frappé à
la vue de ce qui se passait ici. Au-dessus dune
hauteur qui domine celle où je suis et qui est
éloignée d'environ 1 500 mètres, les slu-apnells
allemands éclatent sans discontinuer. On entend
distinctement leurs détonations sèches. Dans le
bleu limpide du ciel, ils font autant de petits
flocons blancs qui se dissipent ensuite peu à
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 33
peu et sont remplacés par d'autres. Leurs artil-
leurs ne doivent pas tirer avec la placidité des
nôtres, caries flocons blancs se multiplient. Le
vacarme qu'ils font là-bas doit être assourdis-
sant. D'ici on entend les éclatements se succéder
sans interruption.
Mais ce qui est vraiment émouvant, c'est
d'apercevoir une de nos batteries en action
sous cette avalanclie de projectiles. Le versant
sur lequel elle est établie est encore dérobé au
soleil. Sur ce fond d'un gris bleuté on voit de
courtes flammes apparaître une seconde à la
boucbe des canons. Et, presque en môme temps,
les quatre détonations arrivent jusqu'à nous.
On distingue les servants, qui gardent sous le
feu le même calme que ceux d'ici. Les shrap-
nells allemands qui voudraient semer la mort
parmi eux éclatent trop iiaut. Ils voudraient
anéantir cette batterie qui, sans doute, cause de
terribles ravages chez eux. Mais les éclats se
perdent au loin et nos artilleurs continuent crâ-
nement leur œuvre. Voilà qui réconforte après
la désillusion du début. De nouveau mon cœur
bat d'espoir. Et je repars au trot, droit devant
moi, dépassant la crête à l'abri de laquelle tire
le groupe des deux batteries.
Et, dès que j'arrive sur la pente descendante,
je comprends que ce qui s'est présenté à mes
yeux juscju'ici n'était que l'arrière-plan de la
.3
34 EN CAMPAGNE
bataille. D'ici on entend retentir partout une
fusillade intense. Parmi les prairies d'un vert
cru, on distingue un grand nombre de sections
d'infanterie couchées à l'abri derrière tous les
obstacles. Sur le versant en face, de longues
lignes de tirailleurs sont déployées. Et un peu
partout s'élèvent des flocons de fumée blanche,
noire ou jaunâtre. Ce sont autant d'obus alle-
mands qui éclatent. Le bruit des explosions est
devenu ininterrompu et ce petit coin où nous
sommes me paraît bien tranquille, malgré le
tir des deux batteries placées tout près derrière
nous.
Le soleil donne à toutes choses un coloris
merveilleux. Les pantalons rouges des soldats
allongés dans l'herbe semblent d'une teinte
éclatante. Les gamelles sur les sacs et les
moindres objets de métal, boutons, poignées de
baïonnettes, plaques de ceinturons, lancent des
éclairs au plus léger mouvement. Sur ma
gauche, dans un vallonnement au fond duquel
coule une petite rivière, un coquet village me
semble regorger de troupes. Je m'y rends en
hâte, espérant y trouver un état-major qui me
renseignera.
Les rues, en effet, sont remplies de fantas-
sins couchés ou assis le long des maisons. Au
milieu de la chaussée se croisent une multitude
d'estafettes au galop, des cyclistes, des moto-
I
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 3d
cyclistes. Je reste un peu ahuri parmi tout ce
mouvement. Ces gens semblent pourtant savoir
où ils vont. Ils doivent porter des ordres ou des
renseignements. Et cependant je ne vois aucun
chef paraissant s intéresser à l'action, diriger
quelque chose. Ceux qui ne dorment pas cau-
sent, indifférents, par petits groupes. Les trou-
piers des différentes armes sont mélangés dans
un désordre qui est peut-être pittoresque, mais
que je trouve déconcertant.
Tout à coup, je m'entends appeler par mon
nom. Je me retourne et j'ai un instant d'hésita-
tion avant de reconnaître dans ce capitaine
d'artiOerie à barbe rousse le camarade que j'ai
connu autrefois lieutenant aux batteries à che-
val de Lunéville. Et pourtant c'est bien lui. Je
reconnais ses yeux gris, son nez busqué et sa
voix claironnante.
— Eh! mon cher, que faites-vous là? Comme
vous êtes frais et dispos!... Que cherchez-vous
donc? Vous semblez perdu.
Je lui explique ma situation et lui demande
de me tenir au courant des événements.
— Oli! oh! ce serait trop long. Vos cama-
rades étaient à Charleroi, eux aussi : ils ont vu!
Mais du diable si je sais maintenant ce qu'on
nous fait faire. Hier, nous les avons battus,
mon cher. Nos hommes et nos canons ont fait
merveille. Et voilà qu'on nous parle déjà de
36 EN CAMPAGNE
nous retirer plus au sud. C'est à n'y rien com-
prenflre. Ah! nous en avons vu de cruelles, et
vous allez bien mal débuter... Vous cherchez
votre régiment? Pas aperçu encore aujourd'hui.
Mais voyez-vous tout là-bas cet état-major der-
rière ces meules?... Oui, là où éclatent ces
shrapnells. . . C'est le général T. . . Il pourra peut-
être vous renseigner; seulement, dame, il n'est
pas à une très bonne place, comme vous voyez.
Il a été splendide, T..., vous savez. Toujours
sous le feu, encourageant ses hommes. On dit
qu'il veut se faire tuer pour ne pas voir la
retraite...
Je connais bien le général T..., qui com-
mandait une brigade dans notre ancienne gar-
nison de R... Un chef bienveillant, à l'esprit
clair, au parler franc et net comme l'était son
regard. Mon parti est vite pris. Je vais me
rendre auprès de lui, revoir une figure connue
et respectée et avoir peut-être quelques rensei-
gnements sur la direction à suivre pour retrou-
ver mon régiment.
Je mesure des yeux la distance qui nous
sépare; un kilomètre, peut-être. Aucune route
pour y mener. Je vais essayer de m'y rendre à
travers cliamps, bien que le trajet semble peu
commode en raison des murs et des haies qui
entourent les pâturages. Je cherche l'autre
sortie du village et, au moment où j'en dé-
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 37
bouche, toujours suivi de Wattrelot, j'aperçois
des blessés qui arrivent. Ils viennent à petits
pas, soutenus par des camarades. Ils viennent
innombrables, encombrant le cliemin. Ces \'i-
sages entourés de bandelettes où la sueur, la
poussière et le sang se mélangent, ces capotes
ouvertes, ces chemises déchirées laissant voir
de l'ouate et des bandages rougis, ces pauvres
pieds emmaillotés qu'on évite de poser à terre,
tout cela m'impressionne péniblement. C'est
sans doute que je ne suis point accoutumé à
cette vue, car mes voisins y prêtent à peine
attention.
Les liommes qui accompagnent les blessés
crient :
— L'ambulance? Où est Tambulance?
D'autres soldats répondent en se retournant
à peine :
— A la gare ! Tout droit et à gauche en arri-
vant sur la place.
Et le triste défilé continue. Je saute le fossé
qui borde la route et je m'élance à travers
cliamps, piquant droit dans la direction du gé-
néral T... En ce moment, la fu.sillade redouble
d'intensité. Il se produit certainement un mou-
vement en avant, car les sections d'infanterie
qui étaient couchées au fond de la vallée com-
mencent à gravir le versant de la croupe où je
galope. Et, subitement, mon cheval fait un
38 EN CAMPAGNE
brusque écart. 11 a failli marcher sur un corps
allongé de l'autre côté de ce petit mur en pierres
sèches que je viens de franchir. Je l'arrête.
Malgré moi, un sanglot me monte à la gorge
Ohl je ne m'attendais pas à voir cela tout à
coup. Dans ce champ en pente aux tiges de blé
coupées gisent, disséminés, une vingtaine de
cadavres. Ce sont des zouaves. Ils semblent
presque avoir été déposés là à dessein, car les
corps sont couchés à peu près à intervalles et à
distances égales, comme si l'on avait voulu les
répartir uniformément dans tout le champ. Ils
ont dû tomber là hier, au moment d'un assaut,
et la nuit est venue avant qu'on ait pu les ense-
velir. Je vois à côté d'eux leurs fusils ayant
encore leur baïonnette au canon. Même, celui
qui est le plus près de nous est couché la face
contre la terre et tient encore sous 'lui son
arme. Ses mains sont restées crispées sur la
poignée de la crosse et sur le fût. C'est un bel
homme mince et brun. Il ne porte aucune bles-
sure apparente, mais son visage est dune
pâleur impressionnante sous la chéchia rouge
enfoncée jusqu'aux oreilles.
Je regarde Wattrelot. Le brave garçon a des
larmes plein les yeux. Allons! Il ne faut; pas
s'attendrir inutilement.
— Wattrelot, mon ami, nous en verrons bien
d'autres. Tu vois, ce sont de braves soldats qui
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 39
ont été tués en faisant leur devoir. Il ne faut
pas les plaindre...
Wattrelot ne répond pas. Je repars au galop
dans la direction de la grosse meule à côté de
laquelle se trouve l'état-major du général T...
Déjà j'ai oublié ce que je viens de voir et mon
attention se concentre sur ce petit groupe
d'hommes immobiles près de la crête. Au-dessus
d'eux, de temps en temps, les projectiles alle-
mands éclatent. Nous n'en sommes plus qu'à
une centaine de mètres. Je laisse Wattrelot et
son cheval de main derrière une bicoque à demi
effondrée et je m'avance vers la meule.
Mais, au moment où je vais l'atteindre, j'ai
juste le temps d'entendre un sifflement bizarre
qui dure à peine un vingtième de seconde et,
au-dessus de ma tète, à une hauteur que je n'ai
pas le loisir d'apprécier, vrran!... vrran! reten-
tissent deux éclatements qui me paraissent for-
midables. Instinctivement, je rentre ma tête
dans mes épaules et je cherche h me faire le
plus petit possible sur mon ciieval. J'ai une
pensée rapide comme l'éclair :
— Ça y est! J'avais bien besoin de monter là.
Ma campagne aura été courte.
Et aussitôt cette autre :
— Mais je n'ai rien! Ce n'est que cela, leur
obus! Dorénavant je ne rentrerai plus la tête
dans les épaules.
40 EN CAMPAGNE
Et je suis cependant fâcheusement impres-
sionné : un soldat qui tenait tout à l'heure un
cheval à trente mètres de moi se sauve vers le
bas de la pente, tandis que le cheval reste
étendu à terre, le ventre ouvert, dans une mare
de sang. Déjà, il ne bouge plus.
Mais je suis auprès des trois officiers qui
composent létat-major de la brigade T... Ils
s'avancent vers moi, pensant probablement que
j'apporte un renseignement ou un ordre. Je con-
nais lun d'eux, un capitaine dinfanterie qui
était en garnison à R... en même temps que
moi... Nous nous serrons la main. Je lui expose
le but de cette visite peu ordinaire.
— Votre régiment? Vous le trouverez à gau-
che du corps d'armée. C'est lui qui assure notre
liaison avec le ..." corps.
— Eli bien ! mon capitaine, mais il me semble
qu'on avance. Tout va bien!
Mon interlocuteur hausse les épaules brusque-
ment et son regard devient dur, fixe au loin
l'horizon dans la direction de l'ennemi. Il dit
d'une voix rageuse :
— Certainement! on avance. Voyez ces
lignes de tirailleurs qui progressent, là, à droite
du village. Et ces autres, plus loin, dans la
direction où vous voyez ces éclatements à
fumée jaune. Mais cela n'empêche pas qu'à par-
tir de midi nous commençons notre mouvement
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 41
de retraite. Il y a des ordres formels. Il faut
suivre l'ensemble de l'armée. Nous coucherons
ce soir à vingt kilomètres d'ici. . . Et pas dans la
bonne direction!
Nous nous regardons en silence. Je n'ose
pousser plus loin mes questions. Je n'ose sur-
tout dire ma désillusion et la colère que je sens
monter en moi. La vue du général T... me
calme instantanément. EUe semble m'indiquer
mon devoir, m'imposer l'obéissance silencieuse
et la foi inébranlable dans nos chefs.
Seul, à cent mètres en avant des siens aux-
quels il a ordonné de rester dissimulés derrière
l'énorme meule, le général regarde. Le dos
légèrement voûté, les mains derrière le dos, il
reste complètement immobile. Il a laissé pous-
ser sa barbe, qui fait une tache blanche sur le
visage légèrement hàlé. Devant lui, à quelque
distance, deux shrapnells « trop courts » vien-
nent d'éclater. Le général n'a pas fait un mou-
vement. Il semble une statue de la tristesse et
du devoir. J'avais songé à aller me présenter à
lui. Mais il me semble maintenant que je suis
bien peu de chose pour aller trouver ce chef qui
suit des yeux le mouvement en avant de ses
braves soldats, comme un père surveillerait ses
enfants.
Doucement, à petits pas, je m'éloigne, le
cœur serré.
42 EN CAMPAGNE
Me voilà reparti, longeant la ligne de feu en
arrière des crêtes, obligé de m'arrêter souvent
afin de laisser passer des troupes qui viennent
pour renforcer la « chaîne ». Parfois, il me
semble que la bataille s'est arrêtée à l'endroit où
je suis. Mais aussitôt je retombe au milieu de
la canonnade et de la fusillade. Sur toutes les
routes que je croise passent des blessés traînant
la jambe ou des brancardiers transportant de
pauvres corps ensanglantés. La chaleur est
devenue torride. Il est près de midi. Ma tète
commence à se perdre. Il me semble que mon
schako, petit à petit, se rétrécit, serre mes
tempes au point qu'elles vont éclater. Jamais,
jamais je ne retrouverai mon régiment...
J'arrive dans un petit village où je suis bien
décidé à m'arrêter pour me rafraîchir et pour
faire boire et manger mes pauvres chevaux, qui
commencent à montrer de la fatigue. Ici encore,
les rues sont encombrées de fantassins. Je suis
étonné de voir qu'ils ne portent pas le numéro
de l'un des régiments de mon corps d'armée.
J'ai donc dépassé son aile gauche sans m'en
apercevoir. Tant pis ! Je gravis les ruelles en
pente pour tâcher de trouver une auberge où je
pourrai m'installer. Mais tout est envalii par la
troupe. Les soldats, fourbus, suffoquant de cha-
leur, semblent heureux de pouvoir goûter un
instant de repos. Ils se sont assis partout où ils
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 43
ont pu trouver un peu d'ombre. Capotes débou-
tonnées, cravates défaites et chemises ouvertes,
ils tâchent de reprendre des forces en mordant
goulûment dans les miches de pain qu'ils ont
tirées de leurs musettes et sur lesquelles ils ont
étendu le contenu de la boîte de « singe ».
A la porte du presbytère, près de la jolie
petite église qui domine tout le pays, j'aperçois
un -vieux prêtre qui distribue des bouteilles de
vin blanc à une multitude de troupiers assem-
blés autour de lui. Je l'entends qui dit d'une
voix douce :
— Prenez, mes enfants, prenez. Si les Prus-
siens viennent, je veux (lu'ils n'en trouvent plus
une goutte.
— Merci... ^lerci, monsieur le curé.
Et tout à coup un vacarme épouvantable
retentit tout près de nous. Tout a tremblé sur la
place. Une « marmite » allemande vient de
tomber sur le toit de l'église, y faisant un trou
énorme par où s'échappe une horrible fumée
épaisse et jaune. Des multitudes de débris
retombent en pluie autour de nous, faisant une
musique bizarre. Les vitres de toutes les
maisons dégringolent à qui mieux mieux. Ins-
tantanément, le vide s'est fait sur la petite place
du presbytère. Quelques hommes blessés s'en-
fuient en se plaignant. Les autres ont remis
l'arme à la bretelle et se sont éloignés vivement
44 EN CAMPAGNE
en filant le long des maisons. Je me trouve seul
en face du curé à cheveux blancs qui tient
encore à la main une bouteille de vin doré. Nous
nous regardons navrés.
— Tenez, monsieur l'officier, dit-il tout à
coup, prenez encore celle-ci. Quant à celles qui
restent, je vais les briser pour qu'ils n'en
boivent pas... Ah! les sauvages! Ah! les misé-
rables!... Mon église!... Ma pauvre église!...
Et, à travers son jardinet, il s'éloigne à
grands pas sans écouter mes remerciements.
Je passe la bouteille à Wattrelot qui Tenfouit
dans sa musette avec un sourire de satisfac-
tion.
Mais une seconde marmite vient d'éclater sur
le village avec le même bruit sinistre. Décidé-
ment, il ne va pas faire bon ici dans quelques
instants. Je prends le parti de m'éloigner. J'at-
tendrai pour déjeuner d'avoir trouvé une salle
à manger un peu moins exposée. En sortant
du village, je vois une de nos batteries qui
s'éloigne vivement. C'était elle qui, tout à
l'heure, était en action à côté du village et qui a
dû attirer le feu des obusiers allemands. Elle
dévale rapidement la pente. Les conducteurs
brandissent leur fouet, le font retomber sur les
croupes de leurs -bêtes harassées. Il faut faire
vite, car la position est devenue intenable.
Maintenant les pièces allemandes concentrent
COMMENT J'AI RKJOINT LE FRONT 45
leur feu sur le malheureux village et sur la crête
qui l'avoisine. Trois par trois, les formidables
obus éclatent. Le sol semble trembler. On sent
que dans peu de temps il ne restera plus ici
que des ruines.
Je recommence ma marche vagabonde. Main-
tenant, je vois que le capitaine m'avait dit vrai.
Le mouvement de retraite commence à se pro-
noncer. Tandis que sur toute la ligne le feu
redouble d'intensité, des fractions d'infanterie
marchent à travers champs, suivant une direc-
tion opposée à celle qu'elles suivaient deux
heures avant.
Ainsi, nous battons en retraite. Pourtant, je
l'ai bien vu de mes yeux. Non seulement nous
continuions à tenir partout, mais en bien des
points nos soldats progressaient. Et, subitement,
sans raison apparente, il faut reculer. C'est à
devenir fou ! Il faut reculer sur ce sol de notre
France, l'abandonner petit à petit aux hordes
qui nous suivent... J'ai lâché mes rênes. Je
laisse mon cheval s'en aller à son gré parmi la
campagne parsemée de troupes. Il paraît avoir
compris ce qui se passe et, l'encolure basse,
comme à regret, il suit à petits pas la direction
que prend l'immense armée. Je sens un déses-
poir infini s'emparer de mon âme. Je doute de
tout : de nos liommes, dont je viens pourtant de
constater la bravoure et la ténacité, de nos
46 EN CAMPAGNE
chefs, dont je connais pourtant la valeur. Il me
semble que ma tète est en feu.
Mais une voix vibrante retentit derrière moi.
On m'appelle par mon nom. Je me retourne et
la tristesse fait place à la joie. Je viens de voir
deux tuniques claires à col rouge, je viens de
retrouver l'uniforme de mon cher régiment. Et
aussitôt l'espoir me revient. Je ne me sens plus
seul. Il me semble maintenant que nous pour-
rons encore accomplir de grandes choses.
En avant d'une vingtaine de nos chasseurs
chevauchent deux bons camarades à moi, le
lieutenant B... et le lieutenant de réserve de C...
Quel plaisir de serrer leurs mains, de revoir
leurs visages bronzés, leurs tenues pous-
siéreuses!...
Maintenant nous nous éloignons en devisant
gaiement. C... connaît déjà le village où le régi-
ment doit cantonner. Nous nous dirigeons au
trot dans cette direction. C'est là que, à la nuit
tombante, je vais retrouver mes chefs, mes
camarades, mes hommes. Je prendrai enfin ma
place de bataille. Je ne sais ce que me réservent
les jours qui vont suivre. Mais je sais qu'aucun
ne pourra me paraître aussi atroce que celui où
j'ai rejoint le front. Maintenant je suis au milieu
de ma famille militaire. Je pourrai prendre ma
part de danger à la tète des braves cliasseurs
que je connais. Je saurai sans doute à présent
COMMENT J'AI REJOINT LE FRONT 47
OÙ l'on va, pourquoi Ton avance et pourquoi
l'on recule.
Il semble que la souffrance morale est moins
grande quand on peut la confier aux autres. Je
ne souffrirai jamais plus ce que j'ai souffert au-
jourd'hui.
II
LE FANTASSIN BOITEUX
1" septembre.
Ce jour-là, dès l'aube, le régiment détacha
des reconnaissances et de nombreuses pa-
trouilles pour reprendre le contact. C'était
quelques jours après avoir passé la frontière
française. Notre armée retraitait en liàte, pour
ne point être coupée de l'immense ligne de
bataille.
Ceux qui n'ont pas connu ces heures ne sau-
ront jamais le degré de souffrance morale et
d'abattement pliysique que peut endurer un
soldat. Il faut les avoir vécues pour être certain
que l'on peut subir une telle épreuve sans en
devenir fou ou sans en mourir. Plus tard, nous
avons compris. Mais, à ce moment-là, nous
autres, simples officiers de troupe, nous étions
emportés dans le flot tumultueux de cette armée
battant en retraite et nous ne comprenions pas
pourquoi nous reculions ainsi. Songez à ce que
4
50 EN CAMPAGNE
ce mot contient d'affreux : nous ne coniprenions
pas.
Depuis deux jours, nous marchions en arrière-
garde, nous contentant de repousser les pa-
trouiEes ennemies qui tâchaient de s'élever le
long des flancs de nos colonnes d'infanterie.
Les hommes, les yeux hagards, le front plissé,
obéissaient en silence aux ordres qu'on leur
donnait. La fatigue de ces deux jours et de ces
deux nuits de marche presque sans repos avait
abattu la joyeuse confiance quils témoignaient
depuis le premier jour de la mobilisation. Comme
nous, ils ne comprenaient pas.
Le soleil s'était levé radieux sur des scènes
de désolation. Sur les routes, par groupes de
deux ou trois, de malheureux fantassins haras-
sés, traînant la jambe, les vêtements poudreux,
marchaient lentement. Le corps d'armée avait
fait cinquante kilomètres pendant la journée et
la nuit précédentes. Les forces humaines ont des
limites. Beaucoup n'avaient pu suivre jusqu'au
bout leur compagnie. Les réservistes surtout,
moins entraînés que les hommes de l'active,
avaient fourni un fort contingent d'éclopés.
Oh! ils n'y avaient pas mis de mauvaise vo-
lonté. Chacun avait tenu sa place dans le rang
jusqu'à l'épuisement complet de ses forces.
Mais il arrive un moment oîi les pieds ensan-
glantés ne peuvent plus supporter le contact de
LE FANTASSIN BOITEUX 51
la chaussure, où les jambes douloureuses ne
veulent plus se mouvoir, où le corps meurtri
semble s'eng-ourdir et où le vertige survient tout
à coup. On s'arrête une minute pour souffler et
passer le revers de sa main sur le front en sueur.
Mais, quand on veut reprendre sa marche, on
sent qu'on est perdu. Les douleurs deviennent
intolérables. On voudrait aller plus vite pour
rattraper les camarades. L'efi"ort est inutile, on
sent qu'on va tomber.
Alors, le malheureux éclopé s'assied pour un
instant au revers du fossé. 11 se dit qu'une fois
bien reposé il repartira gaillardement et rejoin-
dra facilement à la grand'halte. Il voit passer
comme dans un rêve des bataillons, des esca-
drons et des canons. De temps en temps, il
perçoit une voix qui lui crie :
— Allons! Allons! du courage. Ne restez pas
là!
Il essaye de se relever, mais sent qu'il peut
encore moins marcher maintenant. Et, subite-
ment, il s'aperçoit qu'il est tout seul. Personne
ne passe plus dans la poussière de la route. Il
ne comprend pas, et cependant il a peur. Il se
demande s'il ne va pas mourir là, dans ce fossé.
Puis, un peu d'espoir lui revient. C'est qu'il a
vu un peloton de chasseurs venant de la direc-
tion que suivaient ses camarades tout à l'heure.
Us marclientparpetits groupes dans les champs.
82 EN CAMPAGNE
à droite et à gauche du chemin. Quelques-uns,
tout au loin, arrêtés sur la crête, regardent en
arrière. Un sous-oificier se détache et vient
vers lui. Léclopé est content, il va pouvoir dire
sa misère. Mais le cavalier ne lui en donne pas
le temps. Il prend un air méchant et fronce le
sourcil.
— Qu'est-ce que vous f. .. là? Nous avons des.
ordres. Pas de traînards. Allons, oust!
Et il sort son revolver d'un geste menaçant.
L'éclopé s'est relevé d'un effort surhumain. Ce
mot de traînard l'a souffleté encore plus que ne
l'a effrayé la menace de l'arme. Il repart en boi-
tant. Les derniers cavaliers passent. Il voit un
officier qui le regarde sans méchanceté et lui
dit tout doucement :
— Dépêchez-vous, mon ami, du courage, du
courage. Faites attention. Ils sont là, tout près.
Alors l'éclopé se redresse et, presque tou-
jours, il répond :
— Ça, jamais! Ils ne m'auront pas.
Combien nous en avons sauvés ainsi!
Je fus envoyé par le colonel pour porter un
ordre à mon bon camarade et ami Jean de B...
qui, avec son peloton, occupait un petit liameau
dont j'ai oublié le nom. Il se trouvait là, formant
l'extrême pointe de l'arrière-garde, barrant la
route de Laon. Il devait se maintenir dans cette
LE FANTASSIN BOITEUX 53
position le plus longtemps possible, afin Je per-
Tnettre à tous les éléments de rarrière-garde de
se concentrer, de prendre leurs formations de
marche et de se mettre en route. En même
temps, il offrait un point de ralliement momen-
tané aux patrouilles et aux reconnaissances qui
n'étaient pas encore rentrées.
Quand j'y arrivai, je trouvai B... soucieux.
Nul cependant ne peut se vanter d'être d'un
caractère plus égal et toujours enclin à estimer
la vie belle. Il s'est résolu à prendre dans chaque
situation ce qu'il peut y trouver d'intéressant
■ou d'agréable et à mépriser le reste. Et, cepen-
dant, ce jour-là, il paraissait inquiet et mécon-
tent. Mais, dès quil m'aperçut, son visage s'illu-
mina d'un sourire. Déjà, il avait oublié ses
inquiétudes et songeait seulement à la joie que
nous a\'ions toujours à nous retrouver. Cela,
malheureusement, se produisait trop rarement,
car nous n'appartenions pas au même demi-
régiment.
Il me dit ce qui l'inquiétait à cette heure :
— Je me trouve bien « en l'air ». J ai un
cliamp de tir excessivement réduit dans la di-
rection de l'ennemi. Si je suis attaqué, je ne
pourrai pas tenir longtemps.
Je m'avançai avec lui jusqu'à la sortie du
village. Il y avait établi une forte barricade :
des charrettes, des faucheuses, des herses en-
54 EN CAMPAGNE
tremélécs formaient un solide barrage. Un
étroit passage pratiqué au milieu permettait
aux cavaliers qui se replieraient d'y pénétrer
un par un. Les hommes du peloton achevaient
de perfectionner leur œuvre. Sous la protection
d'une escouade aux aguets, l'arme prête, ils
s'empressaient à garnir avec des fagots les in-
terstices compris entre les roues des voitures et
l'enchevêtrement des brancards. Les sapeurs
perçaient des meurtrières dans le mur d'un
petit jardin bordant la droite de la route. Cha-
cun travaillait avec calme. Nul ne semblait
avoir souci du danger qui pouvait survenir tout
à coup.
Ayant mis pied à terre, je passai avec B... de
l'autre côté de la barricade. La route large et
blanche s'allongeait droit devant nous. Elle
commençait par descendre en pente douce,
franciiissait sur un pont de pierre un ruisseau
bordé de saules, et remontait ensuite sur la
crête opposée, qui dominait le village à quatre
cents mètres environ. En arrière de cette crête,
on distinguait le liaut des arbres d'un bois
touffu. Il bordait la route à l'est et s'étendait
fort loin dans la campagne. C'était surtout vers
ce masque redoutable que des patrouilles avaient
été envoyées. Aucune n'était encore revenue.
La chaleur était déjà étouffante. La réverbé-
ration du soleil sur la poussière de la route
LE FANTASSIN BOITEUX 55
éblouissait au point qu'on ne pouvait la fixer
longtemps. A droite et à gauche, de grands
champs d'avoine sur pied, coupés de cliamps de
trèfle, s'étendaient à perte de vue. Au bas de la
pente, de chaque côté du ruisseau, l'iierbe
verte des prairies mettait une note fraîche dans
ce paysage d'été.
En face de nous, aucun bruit. Derrière nous,
à une distance déjà assez grande pour en atté-
nuer le fracas, nous entendions la marche de
l'artillerie de notre arrière-garde.
Maintenant, plus de traînards. Les derniers
qui avaient franclii la barricade avaient été
chassés par B... hors du village. Nous avions
l'impression que désormais plus rien ne nous
séparait des Allemands, hormis les quelques
patrouilles lancées vers l'arrière. B... m'en ex-
prima sa satisfaction. La consigne est dure à
observer, quand on trouve dans son champ de
tir, entre l'ennemi qui s'avance et le point qu'on
doit défendre, de pauvres diables exténués,
rompus de fatigue, et qu'il faut quand même
ouvrir le feu.
Mais, au moment où B... parlait, je m'aperçus
qu'il restait encore quelqu'un devant nous. Je
lui toucliai le bras :
— Regardez, B..., là-bas, cet homme qui
franchit le pont.
En effet, un soldat venait d'apparaître. Il
56 EN CAMPAGNE
semblait sortir du lit du ruisseau. Sans doute
avait-il été se rafraîcliir à l'eau claire qui coulait
là-bas. Et, maintenant, il s'avançait lentement
vers nous.
Nous ne pûmes nous empêcher, B... et moi,
d'échanger un regard de pitié. Nous avions tous
deux l'impression que cet homme était à bout
de forces. 11 nous paraissait inévitable de le voir
tout à coup se laisser choir sur le sol, pour y
attendre la mort. Appuyé sur un bâton, isolé sur
cette route brûlante, il se traînait. Dès qu'il avait
fait un pas, il marquait un temps d'arrêt, comme
s'il rassemblait toutes ses forces. Puis il faisait
un autre pas et s'arrêtait encore. Il avançait
très lentement, la tête basse, comme s'il cher-
chait à éviter les cailloux qui auraient pu meur-
trir ses pauvres pieds blessés. Puis, parfois, il
s'arrêtait un peu plus longtemps, appuyé sur
son bâton. Et alors, il relevait la tête et sem-
blait regarder très loin devant lui. Il se disait,
sans doute :
— Où s'arrêteront-ils? Vont-ils me laisser
seul? Où vais-je tomber et mourir?
Cependant, petit à petit, il approchait. Main-
tenant, nous pouvions distinguer son visage.
C'était un tout jeune homme, à la figure maigre,
aux traits lins. A peine avait-il une ombre de
mouslaciie et la barbe ne l'avait pas vieilli,
comme la plupart des autres. Sa face était d'une
LE FANTASSIN BOITEUX 57
pâleur mortelle et la sueur ruisselait le long de
ses joues creuses. Sans doute, il avait dû se
débarrasser de son sac, mais il portait encore
son fusil suspendu à la bretelle et ses cartou-
chières à son ceinturon.
— En voilà un qui est bien perdu, dis-je à
H... Quel dommage que nous n'ayons pas un
de nos clievaux de main! Nous l'aurions hissé
dessus et nous aurions tenté de l'emmener. Car
il fait vraiment peine à voir. Voilà un iiomme
qui fait bien tout ce qu'il peut pour échapper à
l'ennemi.
Déjà ce brave B... préparait sa gourde rem-
plie de cognac pour tâcher de le réconforter.
Mais, à ce moment, retentirent en avant de nous
cinq ou six coups de feu tirés à petite distance.
Et, presque aussitôt, nous vîmes un cheval sans
cavalier qui dévalait au triple galop la pente
couverte d'avoines, au haut de laquelle s'éten-
dait le bois touffu. Le fourreau du sabre vide
choquait bruyamment les étriers ballants. Il
disparut, en hennissant, de l'autre côté du vil-
lage. Puis, ce fut un silence de mort.
Les hommes avaient abandonné leur travail
et s'étaient précipités à leurs postes de combat.
Debout, derrière la barricade, la tète dressée
pour voir au loin, ils attendaient, la carabine
haute. Dans le jardin, derrière chaque meur-
trière, un chasseur se baissait pour mieux voir
68 EN CAMPAGNE
par la petite ouverture où il avait déjà placé son
arme.
De l'autre côté de la barricade, B... et moi ne
songions plus au pauvre traînard. Toute notre
attention se portait sur cette crête muette, sur
cette route blanche, où, tout à l'heure, allaient
paraître sans doute les premiers éclaireurs
ennemis. Ce sont, en campagne, des instants à
la fois troublants et exquis, ceux où nous nous
disons : ils sont là; ils vont paraître; venez,
venez, messieurs les cavaliers de l'empereur,
apparaissez à bonne portée! Et l'on imagine le
spectacle dont on va jouir. Les cavaliers débou-
chant prudemment, la lance basse. Le g-radé,
officier ou sous-officier, venant rejoindre ses
éclaireurs, le geste qu'il fait en portant sa
jumelle à ses yeux, et alors, au commandement,
nos carabines ouvrant un feu brutal. Et la jouis-
sance que Ton éprouve à voir ces uhlans, ces
hussards, faisant demi-tour au triple galop,
s'échappant dans une fuite éperdue qu'accom-
pagnent quelques chevaux dont les cavaliers,
subitement, ont disparu
Mais rien ne paraît encore. Chacun retient sa
respiration, tâche d'entendre le bruit le plus
léger qui puisse faire deviner la présence de
l'ennemi. On croit entendre battre les cœurs de
tous les hommes qui sont là.
— Attention !
LE FANTASSIN BOITEUX 58
C'est B .. . qui \-ient de prononcer ce mot à demi-
voix. Au haut de la côte qui nous fait face, sur
la route même, viennent d'apparaître quelques
cavaliers qui se sont bientôt arrêtés et semblent
regarder derrière eux. Nous avons un instant
d'indécision. Quels sont-ils? Sont-ce les pre-
miers éclaireurs ennemis? Mais bientôt nous
reconnaissons l'uniforme de nos chasseurs. Ils
regardent quelque chose là-haut. Nous voyons
leurs chevaux piaffer, s'impatienter et tournoyer
sur eux-mêmes. Puis, tout à coup, l'un d'eux se
détache et redescend au trot vers nous. Et,
bientôt, les autres cavaliers le suivent. B..., qui
les observe à l'aide de sa jumelle, me crie :
— Mais, c'est La G... !
C'est lui, en efiet. Je reconnais maintenant
sa fine silhouette. Nous nous réjouissons de
revoir notre meilleur ami. Décidément, ce matin,
le hasard nous favorise en nous réunissant tous
les trois. Nous repassons de l'autre côté de la
barricade et faisons quelques pas au-devant de
lui. Le voici avec ses quatre hommes. Leurs
chevaux, trempés de sueur, l'écume blanchis-
sant le poil sous le lourd harnachement, s'é-
brouent et tirent sur les rênes. Nous serrons la
main de La G...
— Eli bien, mon vieux, quoi de nouveau?
— Mon cher B..., vous allez être bientôt obUgé
de décamper d'ici. Les hussards de la Mort
60 EN CAMPAGNE
infestent le bois. Toutes les routes, tous les che-
mins, tous les sentiers viennent d'être occupés
par eux. Ils semblent attendre l'arrivée d'une
grosse colonne d'infanterie dont les premiers
éléments avancent sur cette route, à quinze cents
mètres d'ici. J'ai déjà envoyé le renseignement
au colonel. Les Imssards viennent de tirer sur la
patrouille d'un de nos sous-officiers et je crois
bien qu'il y a eu de la casse. Méliez-vous. Ils
vont déboucher. Ils sont là, à deux pas.
Pendant qu'il parle, mon regard s'est posé
machinalement sur le fantassin boiteux, qui
s'est approché de nous, et qui, appuyé sur son
bâton, écoute. La bouche entr'ouverte, le sour-
cil froncé, il semble boire les paroles prononcées
par l'officier. Son visage liévreux se contracte,
ses yeux deviennent méchants. Il semble stupé-
fait et indig^né. Et quand il entend La G... dire :
ils sont là, il a un redressement subit de tout
son corps ployé par la soufTrance. D'une voix
tremblante de rage, il s'écrie :
— Ils sont là?... Ah! les s...!
Alors, il se produit quelque chose d'extraordi-
naire. Cet homme nous paraît soudain transfi-
guré et ce qu'il fait serait à peine croyable si
nous n'étions là tous trois, La G..., B... et moi,
pour le voir de nos yeux et pouvoir l'affirmer
par la suite à quiconque resterait sceptique. Ce
n'est pas un conte et, pourtant, il faudrait la
I
LE FANTASSIN BOITEUX 61
plume d'un d'Esparbès pour décrire le spectacle
épique auquel nous assistons. Le traînard saisit
son fusil, met baïonnette au canon et, nous tour-
nant le dos. avant que la stupeur nous ait permis
de dire une parole, le voilà parti dans la direc-
tion de l'ennemi.
Il semble ne plus sentir la douleur et prend un
pas rapide. Et pourtant il souffre, car il y a un
de ses pieds qui touche à peine le sol et il semble
sauter à cloche-pied sur l'autre. Mais cela ne
ralentit pas son allure. Au contraire, il paraît
l'accélérer progressivement. Le voilà qui fran-
chit de nouveau le petit pont de pierre. Il
remonte la côte opposée, marchant en plein
miUeu de la route blanche. Sa silhouette se
détache ainsi merveilleusement. Il tient son
fusil croisé dans la position résflementaire. Le
soleil fait lancer des éclairs à sa baïonnette qui
dépasse son épaule gauche et à son quart qui
bat régulièrement son flanc droit et sursaute à
chacun de ses efforts. Il marche à une cadence
si accélérée que je me figure entendre au loin
clairons et tambours l'accompagner en sonnant
et en l)attant la charge.
Nous nous sommes dit :
— Il est fou!
Et puis, tout de suite :
— Ça, c'est beau! Ah! le brave petit soldat!
Il monte, il monte. Le voici qui arrive en
62 EN CAMPAGNE
haut de la pente. Il nous semble maintenant
tout petit, et, pourtant, nous le distinguons
encore fort bien, car il tient toujours le milieu
de la route et le voici maintenant qui se détache
nettement sur la crête. 3Iais, que fait-il? Ma
parole, mais il court? On ne distingue plus sa
boiterie, il prend le pas de gymnastique, il fonce
sur quelqu'un...
Vrrrran!... Une salve a crépité là-haut. La
silhouette du soldat a vacillé, elle essaye de se
redresser, fait quelques pas encore, lève son
fusil à bout de bras, le lâche, puis tombe comme
une masse. La charge épique est terminée. Les
misérables n'ont pas compris ce qu'avait d'ad-
mirable cette héroïque folie!
Pauvre petit fantassin boiteux , nous garderons
ton souvenir. Nous parlons encore souvent de
toi, mes chers amis et moi, quand le hasard des
cantonnements ou des bivouacs nous réunit. Si
Dieu le veut, nous en reparlerons encore sou-
vent, plus tard, longtemps après la guerre. Et
nous te citerons en exemple à nos petits-neveux
quand, vieux retraités à cheveux blancs, nous
leur conterons nos souvenirs de guerre, le soir,
au coin du feu.
III
LA PREMIERE CHARGE
4 septembre.
Six heures du soir.
Soirée étouffante et lourde. Le régiment, à
droite et à gauche de la grande route de Vau-
champs à Montmirail. s'est formé en colonnes
de demi-régiment. A peine pied à terre, les
hommes, éreintés, noirs de la poussière collée
aux visages, se sont jetés sur le sol et dorment,
vautrés dans le champ de blé fauché. Les offi-
ciers, par petits groupes, causent pour lutter
contre le sommeil. Les nuits sont courtes en
campagne. Le bivouac, installé à minuit, a dû
être levé à trois heures du matin.
Et depuis six heures la bataille fait rage, car
l'ennemi a presque aussitôt « accroché » notre
arrière-garde et il a fallu faire face. 11 en est
ainsi chaque jour de cette retraite inoubliable,
commencée à la Sambre et poussée jusqu'au delà
de la Marne. Chaque jour, nous avons dû nous
64 EN CAMPAGNE
battre. Chaque jour, l'ennemi était repoussé.
Chaque jour, il fallait reculer.
Soldats, mes frères, qui avez vécu ces heures
douloureuses, les oublierez-vous jamais? Ou-
bUercz-vous l'angoisse qui vous étreignait quand
vous deviez, au moment où le jour déclinait,
après avoir vu tomber tant des vôtres, aban-
donner une nouvelle parcelle de notre douce
France, livrer aux barbares quelques-uns de
nos jolis hameaux, quelques-uns de nos champs,
de nos vergers, de nos jardins, quelques-unes de
nos vignes?... C'était l'ordre. Nous avons com-
pris depuis combien tant de sacrifices avaient
été utiles. Mais alors, nous ne savions pas... Et
le doute venait. Nous avons connu des jours
atroces et rien ne pourra arracher de ma mé-
moire l'impression d'anéantissement physique
et moral dont nous étions alors frappés, mes
camarades et moi.
Le régiment, harassé, dort.
Seul, calme, flegmatique, debout au milieu
de la route, le colonel veille. La pipe aux dents
sous les moustaches rousses à la gauloise, le
schako incliné sur les yeux, les bras croisés
sur la tunique azur, il semble le gardien tou-
jours vigilant de ce vaste troupeau. Dans de
semblables instants, il faut que le chef sache
fermer les yeux sur l'abandon, le débraillé.
LA PREMIÈRE CHARGE 63
l'affaissement de sa troupe. Les forces humaines
ont des limites. On les a dépensées sans compter
depuis des jours et des jours. Tout instant
d'arrêt dans la lutte doit être un instant de
repos. L'important, c'est que le chef veille.
Braves petits chasseurs, dormez tranquilles,
votre colonel veille sur vous.
Je regarde les hommes de mon peloton
écroulés devant leurs chevaux. Comment recon-
naître les jolis cavaliers si bien astiqués, si
propres, si reluisants, qui mettaient jadis la
note gaie de leur tenue dans les rues vieillottes
de la petite garnison.
Sous les schakos bossues, aux visières défor-
mées, les visages amaigris et tannés semblent
des masques de cire. La barbe a envahi ces
figures d'enfants et leur donne des mines
d'hommes de trente ans. ou plus. La poussière
des routes et des champs, soulevée par les che-
vaux, les voitures, les caissons, est venue se
plaquer sur les visages, marquant les rides,
envahissant les yeux, le nez et les moustaches.
Les vêtements, rapetassés au petit bonlieur,
au lïasard dune lialte, au bord de quelque haie,
sont émaillés de pièces multicolores. Encore
quelques jours de cette guerre sans répit et nous
n'aurons plus rien à envier aux haillons épi-
(jues dont Raffet habillait ses grognards d'Italie
ou de Samhre-et-Meuse.
66 EN CAMPAGNE
Le nez en l'air, la bouche ouverte, les yeux
mi-clos, mes chasseurs, allongés entre les
jambes de leurs chevaux, dorment pesamment.
Pauvres chevaux! Pauvres et jolies petites
bétes si fines, si ardentes sous leurs robes bril-
lantes d'été! Ils ont suivi le sort de leurs maî-
tres. Combien déjà sont tombés sous les balles
prussiennes, combien ont été abandonnés mou-
rant de fatigue ou de misère au long- de nos ter-
ribles chevauchées! Ils semblent dormir et
poursuivre quelque lamentable rêve où tout
n'est que fardeaux à porter, coups à recevoir,
blessures à endurer. Ils allongent leur enco-
lure vers le sol, mais n'ont même plus la force
de saisir les brindilles vertes qui ont poussé de-
ci de-là au milieu des tiges de blé.
Inquiet, je me demande s'ils seraient encore
en état de fournir l'effort suffisant pour le com-
bat toujours possible et toujours désiré.
Soudain, de la crête située à quelque huit
cents mètres derrière nous, j'aperçois, dévalant
comme une trombe, un cheval lancé à plein
galop, monté par un cavalier gesticulant. Chose
curieuse, personne n'a rien dit, personne ne l'a
signalé, et pourtant, comme réveilles par un
courant électrique, tous les hommes se sont
dressés, les yeux grands ouverts, fixés sur le
nouveau venu. C'est un sous-of licier d'artille-
LA PREMIÈRE CHARGE 67
rie, le visage cramoisi, les cheveux hirsutes, le
képi rejeté en arrière, retenu sur la nuque par
la jugulaire. D'une saccade brutale, il arrête
une seconde sa monture écumante :
— Le colonel?... Le colonel?...
D'une seule voix, l'escadron a répondu.
— Là, sur la route. Qu'y a-t-il?
Déjà il est reparti ventre à terre. Déjà il est
au colonel et se penclie vers lui. De loin, nous
entendons des bribes de phrases : les uhlans...
par les bois. . . nos pièces, nos attelages. . .
Alors, ce fut comme un miracle. Sans un
commandement, sans un signe, à l'instant
même, tout le régiment se trouve à cheval, le
sabre à la main. Le colonel, seul, est resté pied
à terre. Avec le plus grand calme, à demi-voix,
il demande quelques éclaircissements au maré-
chal des logis qui répond avec de grands gestes.
Tous les yeux sont fixés sur ce groupe. Chacun
attend, haletant, l'ordre qui va être donné, le cri
qui va être répété par cinq cents poitrines, par
cinq cents liommes ivres de joie.
C'est que nous croyons enfin arrivée l'heure
bénie que nous attendons avec tant d'impa-
tience, nous autres cavaliers, depuis le début de
la campagne. La charge! Cette chose indescrip-
tible qui est la raison d'être du cavalier; cet
acte sublime qui troue, qui déchire, qui écrase
dans une ruée furieuse, dans une galopade
68 EN CAMPAGNE
échevelée, le sabre haut, la bouclie hurlante, les
yeux fous! La charge! La charge de nos grands
ancêtres, de ces dcnii-dieux, Murât, Lasalle,
Curély, Kellermann et tant d'autres. La charge
que nous cherchons ardemment depuis le début
de la campagne et qui nous fut toujours re-
fusée.
Ah! cette fameuse cavalerie allemande qui
faisait son dogme de l'ofTensivc h outrance,
quelle liaine et quel mépris nous avons conçus
pour elle! Nous n'avions qu'un désir : nous
mesurer avec elle. Et chaque fois que nous aper-
cevions ses escadrons, c'était pour leur voir
faire demi-tour et se replier en bon ordre der-
rière leurs lignes d'infanterie ou pour nous
attirer dans quelque embuscade sous le feu
impitoyable de leui's mitrailleuses.
Allons-nous enfin pouvoir les joindre et
mesurer la longueur de nos sabres à celle de
leurs lances?
Le régiment s'est ébranlé d'un seul bloc der-
rière le colonel qui, sur un grand alezan, calme
eomme à la manœuvre, nous emmène au petit
trot, en longeant les boqueteaux qui parsèment
la plaine. Dans un halo de poMssière dorée, un
peloton a décollé au galop pour faire l'avant-
garde.
Nos chevaux semblent avoir compris ce dont
LA PREMIERE CHARGE 69
il s'agissait. Ou bien est-ce nous qui leur avons
communiqué lardeur guerrière qui nous en-
flamme? Derrière moi, je sens le frémissement
joyeux de mes hommes. Le premier rang n'ar-
rive pas à garder la sacro-sainte distance, le
mètre cinquante qui doit le séparer de son chef.
Même le brigadier du centre laisse son cheval
frôler la croupe du mien, « Tourne-ïoujours »,
mon brave clieval de guerre, le pur sang ardent
qui m'a tant fait enrager aux écoles de régi-
ment, sur le terrain de manœuvres, par sa
brutalité et ses réactions terribles. « Tourne-
Toujours » donne des signes manifestes d'éner-
vement. Par des descentes de main violentes et
répétées, il semble exprimer son mécontente-
ment d être ainsi approché, lui, cheval d'oflicier,
par d'humbles chevaux de troupe. Et certes, en
temps onlinaire, le cavalier imprudent qui se
serait permis de lui « monter dessus » aurait été
vivement rabroué par moi. Mais aujourd'hui,
au contraire, je me contente de rire dans ma
barbe en pensant que tout à l'heure, quand la
charge déferlera, « Tourne-Toujours » aura tôt
fait de reprendre de lui-même la distance à
laquelle il a droit, — et même davantage.
Je prends plaisir à regarder les figures des
hommes du 3' escadron, dont les pelotons en
colonne clicvauclient côte à côte avec les nôtres.
Les mentons sont liants, les yeux grands
70 EN CAMPAGNE
ouverts; les regards clairs sous l'ombre des
visières fouillent au loin les moindres replis du
terrain. Les mains sont crispées sur les gardes
des sabres. Entre les deux escadrons, le com-
mandant B..., penché sur l'encolure de sa mon-
ture, s'essaye à de furieux coups de taille. Quel
beau combat cela va être! Avec quelle joie nous
allons voir les sabres courbes de nos chasseurs
se dresser dans le ciel pur, pour retomber sur
les schapskas de cuir bouiUi ! On attend l'ordre
qui provoquera la détente terrible de tous ces
muscles crispés.
Un cavalier revient de l'avant-garde au triple
galop et de l'éperon range fiévreusement son
cheval aux côtés de celui du colonel. Il fait son
rapport à phrases brèves qui n'arrivent pas jus-
qu'à nous. Le colonel se penche vers notre capi-
taine qui, derrière lui, incliné sur son cheval,
l'oreille tendue, le sabre bas, recueille des
ordres donnés à demi-voix. Nous n'entendons
que la dernière phrase :
— Je vous soutiens avec le reste du régi-
ment.
Vive Dieu I Donc, c'est à nous, c'est à notre
cher escadron que reviendra l'honneur de la
première attaque. Cliacun se redresse, (^bacun
ressent toute la gloire qui va rejaillir sur nous.
Chacun s'apprête à accomphr des exploits qui
étonneront — nous en sommes sûrs — Je reste
LA PREMIÈRE CHARGE 71
du régiment, de l'armée, de la France. En
avant! En avant! En avant!
Déjà, d'un galop coulant et facile, les pelotons
ont dépassé le colonel. Et tout à coup nous
nous trouvons bizarrement solitaires et isolés
dans ce vaste paysage que nous parcourions
l'instant d'avant au milieu de nos camarades.
Une suite de champs jaunes ou verts, coupés
de-ci de-làpar des boqueteaux touffus. Sur notre
gauche, au milieu des vergers, les bâtiments
massifs et grisâtres de la ferme de Bel-Air. En
face de nous, à quelques centaines de moires,
la ligne sombre d'un bois dont un léger mouve-
ment de terrain nous cache la base.
A peine le premier peloton a-t-il atteint le
sommet de cette croupe que, devant nous, partent
quelques coups de feu. Immédiatement, nous
avons compris. Cette fois encore nous n'aurons
pas la joie de nous mesurer à l'arme blanche avec
leurs ulilans. A la lisière du bois, nous distin-
guons nettement, le genou en terre, et l'arme
prête, une cinquantaine de tirailleurs à l'uni-
forme gris, à la casquette ronde sans visière.
Nous les reconnaissons bien.
C'est un de leurs détachements de cyclistes
qui s'est faufilé dans ce bois et nous attend
posément, le fusil liaut. Comme toujours, les
cavaliers ont dû se replier à l'abri de leur
ligne.
72 EN CAMPAGNE
Qu'importe! Le bois n'est pas si touffu qu'on
ne puisse y lancer nos chevaux et la tentation
est trop forte de pousser ces cro{iuants la pointe
aux reins. Je mesbaudis déjà à la pensée de
voir détaler entre les troncs d'arbres les pe-
santes bottes ferrées. Je me propose fermement
d'allonger ma lame vers les basques flottantes
de leurs tuniques, afin d'activer leur fuite.
Le capitaine a compris la pensée de tous.
— En bataille!
En un clin d'œil, la mouvante muraille s'est
formée dans un cliquetis joyeux d'étriers, de
fourreaux et de fers entre-choqués. Et le galop
s'allonge vers le bois...
Mais alors la lisière de celui-ci s'entoure
comme d'une ceinture de feu. Une fusillade
intense crépite. Les balles sifflent, sifflent. Et,
derrière moi, j'entends le bruit sourd que fait
sur la terre dure la chute de quelques corps,
hommes ou chevaux. De mon peloton, un che-
val sans cavalier se détache et vient, étriers
ballants, galoper à ma hauteur. Qu'importe!
En avant! En avant!
Nous ne sommes plus qu'à 200 mètres
d'eux. Déjà, l'éperon aux flancs de nos bétes,
nous avons pris le galop allongé.
Soudain, une angoisse atroce vient rem-
placer l'allégresse guerrière qui nous poussait
au combat joyeux. Le même découragement.
LA PREMIÈRE CHARGE 73
la même impression d'impuissance, le même
sentiment de l'inutile sacrifice nous élreint
le cœur. Distinctement, nous venons tous de
voir que la lisière du bois est entourée d'une
clôture en fil de fer et que c'est à l'abri der-
rière cet obstacle infrancliissable que les Prus-
siens, tranquillement, comme à la cible, nous
ajustent et tirent. Que faire? Que tenter pour
les joindre quand même et venger ceux des
nôtres qui sont tombés? Pendant une seconde,
comme une vague profonde, un sentiment d'iior-
reur et de rage impuissante passe sur l'esca-
dron. Les balles sifflent, sifflent.
Mais le capitaine a pris le parti le plus sage.
Il a compris que la retraite s'imposait. Il a, der-
rière lui, plus de cent vies bumaines qu'il faut
garder pour les heures meilleures ou pour de
plus utiles sacrifices. D'une voix vibrante, qui
domine le crépitement de la fusillade, il com-
mande :
— A moi, en fourrag-eurs !
Et il dirig-e son cbeval dans l'oblique, vers la
plus proche dépression du terrain. Mais le mou-
vement s'exécute mal. Les hommes, découra-
gés, au lieu de s'égailler comme une volée de
moineaux, se précipitent en un groupe compact,
dans lequel les balles prussiennes viennent
encore abattre quelques chevaux. Comme ces
quelques secondes nous paraissent longues! Je
74 EN CAMPAGNE
me demande par quel miracle nous n'avons pas
plus de victimes. Mais quelle musique désa-
gréable font à nos oreilles la multitude de balles
qui nous poursuivent comme des abeilles dont
nous aurions violé le nid.
Enfin, nous voici à l'abri. En suivant le fond
d'une coulée, l'escadron atteint un petit bois
derrière lequel il peut se reformer. Les che-
vaux, to-ut en sueur, s'ébrouent. Les liommes,
silencieux, l'œil morne, la bouche mauvaise,
recherchent leur place en silence et rectifient
l'alig^nement.
Dans le jour mourant qui commence à estom-
per toutes choses, mon sous-officier, à demi-
voix, fait l'appel, tandis que d'un regard navré
je contemple les résultats sanglants de l'inutile
charge. Et pourtant, je n'ai pas à me plaindre.
Trois cavaliers légèrement blessés qui, loin de
se lamenter, semblent fiers du sang vermeil qui
rougit leurs tuniques et leurs mains. Les
hommes dont les chevaux sont tombés rallient
déjà, trottinant lourdement dans le champ de
luzerne qui s'étend devant nous. Un seul manque
encore à l'appel : Paquin! Un brave petit soldat
énergique et discipliné dont j'aime particulière-
ment la bonne immeur sous le feu comme au
bivouac. Mais il va sans doute revenir. Cahard,
son camarade de lit, m'assure que son cheval a
fait une faute et que c'est ainsi qu'il est tombé.
LA PREMIÈRE CHARGE 75
Il croit même l'avoir vu se relever aussitôt la
charge passée.
— Mon lieutenant... Mon lieutenant, votre
cheval est blessé.
Je suis déjà à terre et les larmes me viennent
aux yeux. J'ai bien vite oublié les moments de
colère et d'impatience que m'a valus le tempé-
rament batailleur de « Tourne-Toujours ». Dans
quel état ils me l'ont mis, ce brave, ce merveil-
leux compagnon d'armes! Une balle est entrée
à la face interne de la cuisse gauche, faisant, en
sortant, une horrible plaie large comme la main
d'où le sang coule à flots et inonde le jarret et
la jambe jusqu'au sabot. Deux autres balles l'ont
percé, 1 une au liane, l'autre au rein, marquant
deux petits trous rougeàtres. La noble bête m'a
ramené sans défaillir. Et maintenant, campée
sur ses quatre membres tremblants, l'encolure
dressée, les naseaux largement ouverts, les
oreilles pointées, elle fixe les yeux loin, loin
devant elle. Elle semble regarder en face la mort
qui vient. Pauvre « Tourne-Toujours », tu ne
te doutes pas du serrement de cœur que
j'éprouve en te caressant tout doucement, tout
doucement, comme on caresse un petit enfant
qui souffre.
Mais je dois m'arracher à la tristesse qui
ni'étreint. Le jour baisse de plus en plus et
76 EN CAMPAGNE
Paquin n'a pas rejoint. Deux hommes, rapi-
dement, mettent ma selle sur le cheval d'un
des hlessés. Tandis que raide-major P..., dans
l'ombre naissante, se penche sur les hommes
plus gravement hlessés, étendus dans l'herbe
verte, je vais aller voir si mon petit chasseur
n'est pas resté là-bas, sur le terrain de la
charge.
— Cahard, Finet, Monniette, Vallée, à moi.
Sabre au fourreau, au petit trot, nous voilà
sortis de l'abri que nous oll'rait le bois. Mes
quatre hommes, dispersés à grands intervalles à
ma droite et à ma gauche, se dressent par ins-
tants sur leurs étriers pour voir plus loin.
Le canon s'est tu. A peine, de temps à autre,
entend-on éclater un ou deux coups de feu iso-
lés. La nuit est presque venue. A l'horizon, une
longue traînée rougeàtre éclaire encore faible-
ment les choses. Tout s'estompe et tout devient
mystère. En face de nous s'étend la masse in-
quiétante du bois qui, tout à l'heure, cracliait la
mort. Au-dessus de nos têtes des oiseaux noirs
tourbillonnent en croassant.
— Paquin ! . . . Paquin ! . . . Paquin ! . . .
Mes cliasseurs, graves, attentifs, clament de
toutes leurs forces le nom de leur camarade.
Mais nulle voix ne leur répond. .Nous sommes
cependant bien sur le terrain parcouru par l'es-
cadron. De temps en temps, nous rencontrons
LA PREMIÈRE CHARGE 77
le cadavre d'un cheval qui jalonne ce triste che-
min. Une pauvre jument, dont la jamhe cassée
ballotte lamentablement, hennit doucement,
comme pour appeler au passag-e ses compa-
gnons d'écurie.
— Paquin !.. Paquin!... Paquin!...
Allons, il faut faire demi-tour et rejoindre les
nôtres. La guerre a de ces instants douloureux
où il faut maîtriser son cœur, oublier ceux
qu'on aime, ceux qui souffrent, ceux qui meu-
rent, pour ne plus songer qu'à son régiment, à
son escadron, à son peloton. Il faut retrouver
les camarades qui nous attendent là-bas, dans
l'ombre, pour prendre le chemin du bivouac.
Paquin sera porté ce soir« disparu ». Mot grave
qui veut dire tant de choses; mot qui laisse un
peu d'espoir, mais qui fait naître tant de
craintes.
Hélas ! demain j'apprendrai la triste nouvelle.
Des zouaves trouveront son corps dans un bou-
quet de bois où il s'était traîné avec une bles-
sure au ventre. Il était étendu là, les bras en
croix et face au ciel. Et c'est ainsi qu'il finit no-
blement sa trop courte rie de brave petit soldat.
A travers cliamps, par un clair de lune splen-
dide, l'escadron, silencieux, s'éloigne. Ceux qui
ont fait la guerre connaissent cette heure grave
011, après une journée de combat, chaque corps
78 EN CAMPAGNE
rejoint le lieu qui lui a été fixé pour le repos.
C'est le moment où, dans le commun de la vie,
la nature s'endort dans la paix du soir. C'est le
moment où l'on voit dans les villages et dans
les fermes s'allumer les fenêtres basses derrière
lesquelles la famille s'assoit autour de la sou-
pière fumante, après le labeur journalier.
Nous ne connaissons plus depuis longtemps
la quiétude exquise de ces instants. On entend,
au contraire, dans l'infini de la campagne,
comme une sorte de broubaha monotone et
barbare. Ce sont les milliers de canons, de
fourgons, de caissons, de véhicules de toutes
sortes qui sont la vie même d'une armée. Tout
cela roule métbodiquement dans l'ombre avec
un bruit de ferraille et de grincements vers un
but invisible et cependant certain. Au-dessus de
cet immense chaos, des cris s'élèvent. Cris de
soldats égarés demandant leur chemin, cris de
fourgonniers poussant leurs attelages fourbus,
commandements de chefs s'efforçant, dans l'obs-
curité, d'empêcher le mélange des unités. C'est
l'envers de la bataille, le moment où l'on sent la
fatigue de l'esprit et du corps et l'infinie tris-
tesse de songer à ceux qui ne sont plus...
Au loin, deux villages brûlent, éclairant d'une
façon sinistre quelques coins de ce spectacle.
Ce soir me paraît plus triste, plus angoissant
que jamais...
IV
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT
5 septembre.
La l)rig'ade provisoire qui vient d'être formée
avec notre régiment et le ..' chasseurs (l'Afrique
a été réunie au petit jour par notre colonel, qui
en a pris le commandement. Les régiments
accolés se sont formés en masse à l'abri d'une
ligne de crêtes, au haut desquelles les vedettes
attentives se profilent face au nord. Le soleil
éclaire déjà d'une lumière crue le tableau
bigarré que forment les uniformes clairs des
cavaliers pied à terre et les rangs immobiles des
chevaux. Les uns et les autres somnolent
encore.
Le colonel a réuni les officiers de la brigade
sur le front des escadrons. Il tient un papier à
la main et nous en donne lecture d'une voix
vibrante qui ne lui est pas habituelle. Dès les
premières phrases, nous nous sommes resser-
rés instinctivement autour de lui. Nous ne pou-
80 EN CAMPAGNE
vons en croire nos oreilles. C'est la première
fois depuis le début de la guerre que nous enten-
dons parler de la sorte.
Mais quand il a terminé, nous sommes tous
saisis de stupeur. Ne nous affirmait-on pas hier
encore, — tandis qu'avec l'arrière-gardc du
..* corps nous franchissions le Grand-Morin,
serrés de près par les avant-gardes ennemies,
— ne nous affirmait-on pas que nous allions
reculer jusqu'à la Seine? Et voilà qu'en quel-
ques paroles nobles et simples le général en
ciief nous apprend que les épreuves de cette
affreuse retraite sont terminées et que le jour
est \ enu de reprendre l'offensive. Il nous de-
mande à tous de faire notre devoir jusqu'à la
mort et nous promet la victoire.
Par groupes animés nous rejoignons nos
escadrons. Notre joie se communique vite à la
troupe qui, tout de suite, comprend. Les
hommes échangent des lazzi et se proposent
d'accomplir des exploits fabuleux. Ils ont déjà
oublié les fatigues de ces quinze jours de
retraite. Ils ne songent plus que leurs chevaux
peuvent à peine les porter et que beaucoup
seraient incapables de prendre le galop.
Qu'importe?
Avec mes camarades^ d'escadron, nous for-
mons déjà de merveilleux projets. Ceux de
d'A..., qui vient de faire à Saumur son cours
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 81
(le lieutenant d'instruction d'une façon brillante,
comportent de vastes mouvements d'une straté-
gie compliquée. Ils aboutissent à un encercle-
ment prodigieux, mais inévitable, des armées
allemandes. De F. ., plus prosaïque, songe à de
pantagruéliques repas, amplement arrosés de
vin du Rhin. 0..., le sous-lieutenant tout frais
émoulu do 1 École, — d'oii il est sorti avec le
n" 1, s'il vous plaît, — semble un jeune pou-
lain échappé, tant sa joie ne connaît plus de
bornes. Quant à notre capitaine, le capitaine de
la N..., notre aimable et sympathique chef, il
est transfiguré. L'horreur de la retraite que
nous avions dû subir l'avait péniblement affecté ;
mais il a suffi des quelques lignes qui viennent
d'être lues pour lui rendre toute son ardeur
joyeuse.
— Mon capitaine, un officier au colonel.
Bravo, c'est mon tour de marclier... Quelques
mots de félicitations, des mains qui se tendent
vers moi, et je pars au milieu de l'envie géné-
rale. Me voilà devant le colonel qui, la carte en
main, au milieu des officiers supérieurs, m'ex-
plique en phrases brèves ce qu'il attend de
moi :
— Direction Courgivault. Reconnaissez si le
village est occupé. Vous me rendrez compte
sur la route qui mène directement d'ici au vil-
lage. La brigade vous suivra dans une heure
82 EN CAMPAGNE
par le même chemin. J'envoie deux autres
reconnaissances sur tel et tel village.
Et une minute après je suis sur la route de
Courgivault.
J'ai choisi, dans mon peloton, un brigadier et
quatre gaillards solides, ayant déjà fait leurs
preuves. Devant moi, bien en selle sur son
cheval Cabri, dont la croupe puissante émerge
des avoines hautes, Vercherin nous éclaire. J'ai
pleine confiance dans sa vigilance et dans son
adresse. Je connais ses yeux clairs, d'un bleu
limpide. Je sais que s'il est possible de voir
quelque chose, il le verra mieux qu'aucun autre,
et que je n'aurai pas besoin de stimuler son zèle.
A ma droite et à ma gauche, le brigadier
Madelaine, Finet le sapeur, Lemaître et mon
fidèle ordonnance Wattrelot chevauchent silen-
cieusement, dispersés en fourrageurs à grands
intervalles. L'expérience est venue depuis le
début de la campagne. Nous nous méfions
maintenant des balles prussiennes. Nous savons
les ravages qu'elles font dès que nos cavaliers
commettent l'imprudence de se grouper. Les
chances seront moindres ainsi de ''ecevoir un
mauvais coup.
Le temps est splendide. Comme il ferait bon,
ce matin, courir à travers champs, le fusil sous
le bras, derrière un bon chien, en quête du per-
dreau ou du lièvre. Mais, aujourd'Imi, il s'agit
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 83
d'une autre cliasse, plus dangereuse sans doute,
mais combien plus passionnante!
L'air est d'une limpidité extraordinaire. Pas
la moindre traînée de brume. Les yeux peuvent,
sans effort, distinguer le plus petit détail des
fossés et des baies. Nos poumons respirent
librement. On devine déjà que la cbaleur sera
accablante dans quelques heures. Mais la fraî-
cheur de la nuit subsiste encore, laissant dans
les luzernes et dans les chaumes les perles bril-
lantes de la rosée. Quelle joie de vivre au milieu
d'une nature aussi délicieuse, avec, dans le
cœur, l'espérance de la victoire!
Je pense que celui qui n'aura pas fait cette
guerre sera incapable de me comprendre, car je
n'ai pas l'habileté qu'il faudrait pour expliquer
clairement ce que je ressens en phrases écrites.
Il faudrait, pour cela, une plume plus exercée
que la mienne, un esprit plus rompu à l'analyse
des sentiments.
Il me semble que j'ai en moi un souffle d'une
puissance étrange qui me rend léger, léger, et
me donne envie de parler tout iiaut, pour moi
tout seul. Et, si je voulais parler, je ne trouverais
certainement pas les mots qu'il faut. Peut-être
ai-je simplement envie de crier, de pousser des
hourras. Ce doit être plutôt cela, car, instincti-
vement, je serre les dents pour ne pas me laisser
aller à des manifestations aussi intempestives.
84 EN CAMPAGNE
Ce serait si bon, cependant, de pouvoir hur-
ler à pleine gorge, de pouvoir clianter, face à
l'ennemi, des hymnes de gloire. Je voudrais
entendre derrière moi toute l'armée me suivant,
entendre toutes les musiques, toutes les fan-
fares accompagnant notre marche en avant de
ces incomparables refrains guerriers qui vous
prennent aux entrailles et font venir aux yeux
les larmes.
Et, au contraire, c'est le calme absolu, le
silence le plus impressionnant qui se puisse
concevoir. Jusqu'à ce jour, à pareille heure, la
campagne retentissait de tous les bruits innom-
brables que fait une armée battant en retraite.
Des milliers de canons, de caissons, de convois
roulaient avec un bruit monotone et continuel
sur toutes les routes et tous les chemins prati-
cables. Souvent déjà retentissaient les premiers
coups de feu échangés entre les éclaireurs des
deux cavaleries ennemies.
Aujourd'hui, rien! En face de nous, rien ne
bouge, le pays semble désert, les champs aban-
donnés. Pas un être vivant n'apparaît à notre
vue.
Derrière nous aussi, c'est le silence complet.
Je sais cependant que toute une armée est là,
attendant pour marcher au combat que mes
camarades et moi envoyions notre renseigne-
ment. C'est lui (jui dirigera ses coups... Je
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 85
sais que ma brigade est derrière ce pli de ter-
rain, que tous, officiers et cavaliers, sont impa-
tients de se lancer sur mes traces à l'attaque.
Je sais qu'après eux, couchés par sections dans
les sillons, des milliers et des milliers de fan-
tassins ont les yeux fixés dans la direction que
je suis et que des centaines et des centaines de
canons sont prêts à cracher la mort. Mais cette
multitude disciplinée se tait, retient, pour ainsi
dire, son souffle dans l'attente de l'ordre qui
la jettera en avant.
Je me sens transporté de joie.
Donc, c'est sur moi et sur quelques cama-
rades que repose la confiance de tant de soldats.
C'est sur nos indications que les régiments
vont se précipiter les uns ici, les autres là, por-
tant la mort et recevant la mort avec, pour la
première fois, la certitude de vaincre, puisque,
pour la première fois, le chef suprême a dit qu'il
fallait vaincre. Et pas un instant je n'ai la crainte
d'être inférieur à ma tâche. Il me semble, au
contraire, que j'étais destiné, de toute éternité,
à commander cette première reconnaissance
offensive de la campagne de France... Je sens
près de moi le cœur de mes hommes battre à
l'unisson du mien.
J'ai consulté ma carte avant de prendre le
trot et j'ai vu que le chemin menant à Courgi-
vault traversait deux bois peu profonds, mais
86 EN CAMPAGNE
s'étcndant consicléi'al)lcment dans le sens de
leur largeur. Or voici qu'au bas d'une crête que
nous venons de dépasser j'aperçois, à 500 inè-
■ très environ, le premier d'entre eux. De la voix,
j'arrête un instant Vercherin qui déjà poussait
vivement son cheval vers la masse touiïue. Je
sais combien d'iiommes sont tombés pour avoir
agi en pareille circonstance comme nous agis-
sons aux manœuvres, où l'ennemi est constitué
par de joyeux camarades coiffés de blanc et où
d'innocentes cartouches à blanc remplacent les
balles des carabines. Nous avons bientôt appris
des Allemands eux-mêmes la manière dont il
faut reconnaître un bois ou un village et aussi
comment il faut les garder.
Combien il serait plus élégant, plus « ca^•alier
léger », de me lancer au galop, le sabre haut,
avec mes cinq petits chasseurs, jusque dans les
premiers taillis. Mais je sais maintenant que,
s'il est occupé par l'ennemi, les hommes sont
couches sur le sol, faisant corps avec lui, utili-
sant les arbres et les buissons pour se dissi-
muler jusqu'au dernier moment. Pas un de
nous n'en reviendrait.
Nous en sommes réduits à employer contre
eux leur propre tactique de fantassins montés.
Fini le temps joli des charges à la hussarde,
comme sont finis les panaches, les pelisses flot-
tantes, les tresses hongroises et les sabretaches.
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 87
Il serait insensé de rester cavalier pour com-
battre des gens qui ne le sont pas et ne veulent
pas l'être. Nous lutterions à armes inégales et
trop de hraves soldats ont payé de leur vie,
depuis le début de la campagne, leur désir de
combats épiques, à la Lasalle.
De ma jumelle, je fouille consciencieusement
la lisière du bais. Avant d'y pénétrer, je veux
m'efforcer de voir si quelque mouvement ne
s'y distingue pas, si quelque broussaille ne
s'écarte pas, ouverte par la main d'un tirailleur
trop impatient. Mes liommes, attentifs, figés en
des attitudes qu'eût aimées Neuville, la cara-
bine au pli du bras, regardent de tous leurs
yeux, écoutent de toutes leurs oreilles. Rien!
J'appelle Vercberin d'un sifflement léger. Le
silence est tellement complet qu'il l'a perçu. Il
comprend le geste que je lui fais et. pas à pas,
la carabine haute, il s'avance vers le bois et,
par le chemin, brusquement y pénètre.
Un instant, mon cœur a battu, pendant que
je voyais mon éclaireur s'approcher de la lisière
épaisse. Maintenant je respire. Nous y péné-
trons après lui, chacun par une issue différente,
et nous le traversons aussi vite que nous le
permettent les jambes des chevaux et les diffi-
cultés du terrain. En arrivant à l'autre extré-
mité, j'ai plaisir à retrouver bien vile mes
quatre braves compagnons, qui émergent près-
88 EN CAMPAGNE
que en même temps des épais fourrés. De loin,
je vois leurs bonnes ligures tournées vers moi,
satisfaites et graves. Sur la crête, en face, auprès
d'un arbre isolé, se détache déjà la silhouette
immobile de Yercherin.
Bientôt nous l'y avons rejoint et, de cette
petite hauteur, nous découvrons sur la croupe
prochaine le deuxième bois à traverser, qui
nous cache, à un kilomètre au delà, le village
de Courgivault. Je craignais fort que cette
deuxième lisière ne servît à l'ennemi pour
constituer une redoutable ligne de défense.
Aussi est-ce avec encore plus de précautions
que je la fais aborder. Comme la première, nous
la trouvons inoccupée et nous traversons le
bois sans encombre.
Je comptais apercevoir immédiatement Cour-
givault; mais un pli de terrain me le cache
encore. Je profite de cet abri naturel pour faire
avancer tout mon monde sans risquer un coup
de fusil. Puis, toujours précédés par Yercherin,
nous débouchons sur le plateau où se trouve le
village.
Ceux qui se sont trouvés dans des situations
semblables connaissent le court instant d'émo-
tion que l'on ressent quand, tout à coup, on
aperçoit, à quelques centaines de mètres de soi,
le terme de sa mission, le point décisif où il
faut arriver coûte que coûte, celui où l'on est
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 89
presque certain de trouver l'ennemi tapi, où
l'on se doute qu'il vous voit, vous épie, vous
suit en silence dans tous vos mouvements, et
attend le moment propice pour vous fusiller à
coup sûr.
J'arrête un instant mes hommes. Au milieu
de prairies vertes et de chaumes parsemés de
pommiers s'étend la Hsière grisâtre du village.
C'est un ensemble assez banal de maisons pré-
sentant tantôt l'aspect de grosses fermes, tantôt
celui d'humbles maisons paysannes. Les toits
de tuiles forment comme une masse rougeàtre,
au-dessus de laquelle s'élève le clocher trapu
de l'église. A la jumelle, je distingue le cadran
de l'horloge, où je lis l'heure : six heures
quinze.
Mais cette liorloge semble être la seule chose
vivante du village. En vain chercherait-on, dans
les jardins et les vergers qui l'entourent d'une
ceinture fleurie, l'animation paisible de la vie
campagnarde. C'est pourtant l'heure où, d'habi-
tude, l'on voit sortir des étables, manches
troussées et en sabots, les ménagères portant
les seaux pleins du lait fraîchement trait; où
sur les chemins de terre brune, les lourds cha-
riots et les faucheuses s'en vont, cahin-caha,
au labeur quotidien. Est-ce la guerre qui a
chassé au loin tous ces pauvres villageois, ou
bien est-ce la rude poigne teutonne qui les tient
90 EN CAMPAGNE
prisonniers, bouclés dans leurs caves, sous la
menace du revolver?
Et pourtant, d'ici, rien ne peut faire supposer
que le village soit occupé par l'ennemi. Je ne
distingue aucun travail de défense. Nulle barri-
cade ne semble en interdire l'entrée. Aucune
vedette ne se laisse voir au coin des meules ou
derrière les arbres.
Au sud du village, dans notre direction,
s'avance comme une proue de navire la masse
imposante d'une grosse ferme. Elle semble
former un l)astion avancé de la forteresse que
serait Courgivault. Les murailles en sont hautes
et blanches. A son extrémité se trouve accolée
une forte tour ronde coiffée d'ardoises qui
achève de lui donner l'aspect d'un donjon en
miniature. Le chemin que nous avons suivi,
serpentant parmi les cliamps, doit, à en juger
par ce que nous en voyons, passer devant sa
maîtresse porte. En face de celle-ci, on devine
un autre chemin perpendiculaire au premier et
dont la direction est marquée par un alignement
d'arbres qui le bordent sans doute. Et, le long
de ce chemin, séparées par de petits intervalles,
une douzaine de grosses meules semblent être
une ligne de bataille menaçante formée face à
nous, pour nous barrer l'accès du village.
Au milieu de toutes ces choses, c'est toujours
le même silence, plus tragique certainement
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 9t
que le fracas du combat. J'ai l'impression que
les deux armées se sont retirées, chacune de
leur côté, et que nous restons seuls, oubliés, à
cent kilomètres de l'une comme de l'autre.
Mais il faut en finir. Sur mon geste, Vercherin
gagne le premier arbre d'une longue ligne de
peupliers. Cette ligne part de la ferme et longe
le chemin que nous suivons jusqu'à une distance
d'environ cent mètres de la première muraille.
En se glissant de l'un à l'autre, il pourra ainsi
approcher d'elle avec une sécurité relative.-
Soudain, je le vois qui s'arrête brusquement,
dressé sur ses étriers, regardant droit devant
lui dans la direction des meules.
Je n'ai pas besoin qu'il me fasse le moindre
signe. J'ai compris qu'il voyait quelque chose et
d'un temps de galop je suis auprès de lui. Il est
calme comme à l'ordinaire, seulement ses yeux
bleus sont un peu plus dilatés et il parle un peu
plus vite, avec un accent que je ne lui connais
pas.
— Mon lieutenant..., là, derrière cette meule,
il ma semblé..., j'ai cru voir une tète se lever
au-dessus des herbes...
Je regarde dans la direction qu'il m'indique
de sa carabine au bout du bras tendu. Je ne
vois rien que le village silencieux et paisible.
Toujours la même impression de vide, odieuse,
déprimante. Et, chose bizarre, nos deux che-
92 EN CAMPAGNE
vaux, dont nous laissons les rèncs flotter libre-
ment sur l'encolure, paraissent pris soudain de
la même frayeur et, ensemble, font brusque-
ment demi-tour. J'ai tôt fait de ramener le
mien d'un vigoureux coup d'éperon et, tandis
que Verciierin, entraîné un peu plus loin,
revient au petit pas, je reprends ma jumelle
pour inspecter de plus près tous les détails du
village.
Alors, au moment précis où je porte l'instru-
•ment à mes yeux, je vois surgir brusquement
devant moi, à moins de cent mètres, toute une
ligne de tirailleurs, vêtus de gris. Pendant l'es-
pace d'une seconde, une angoisse terrible nous
saisit. Combien sont-ils? Deux cents, trois cents
peut-être. El, presque en même temps, retentit
une formidable salve de coups de fusil. Ils nous
épiaient depuis longtemps. Coucliés dans les
herbes qui bordent le chemin aboutissant à la
ferme ou allongés derrière les meules, avec
l'admirable disciphne qui fait leur force, ils
avaient exécuté l'ordre. Pas un d'entre eux ne
s'était montré. Seul, sans doute, le hauptmann
qui les commande dressait la tête de temps à
autre, afin de juger du moment favorable pour
commander le feu. C'était lui, sans doute, que,
fort heureusement pour nous, Verciierin avait
aperçu un instant. Sans la prudence (jui nous
est venue avec l'expérience, pas un de nous
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 93
n'aurait échappé. Heureusement chacun de mes
hommes a bien conservé la place que je lui
avais assignée. Pas un n'a bronclié sous la
rafale. Et pourtant Dieu sait quelle sinistre
musique les balles jouent à nos oreilles. 11 faut
gagner du champ.
Je fais un signe qui est vite compris. Cliacun
fait demi-tour et allonge le galop vers le petit
vallonnement d'où nous émergeâmes tout à
riieure. Les balles nous accompagnent de leur
sifflement odieux qui nous fait instinctivement
rentrer la tète entre les épaules. Mais je me
réjouis en moi-même de la rage qu'ils mettent
à nous abattre, car, dans leur précipitation, ils
visent mal.
Et déjà nous sommes presque à l'abri, quand
tout à coup j'aperçois à ma droite Ramier, le
cheval de Lemaître, qui s'écroule comme une
masse. Tout en m'efTorçant d'arrêter ma jument
qui montre une ardeur immodérée à se mettre
hors de danger, je vois le clieval et le cavalier
se débattre un instant sur le sol, formant un
mélange confus de sabots dressés et de bras
gesticulant. Puis Ramier se relève et part tout
seul en hennissant tristement. Il s'éloigne d'un
trot claudicant qui n'est pas de bon augure.
Mais déjà Lemaître est debout, redressant
sur sa tète son scliako écrasé. Un peu étourdi,
il semble un instant rassembler ses idées, puis
94 EN CAMPAGNE
je vois sa bonne figure rougeaude se retourner
vers moi. Elle s'éclaire d'un large sourire.
— Pas de mal, mon vieux?
— Rien d'cassé, mon lieut'nant.
— Alors, trotte!
Et voilà mon Lemaître, allongeant ses courtes
jambes lourdement bottées, franchissant fossés
et talus avec une légèreté dont — ma foi — je
ne l'aurais point cru capable. Il est curieux de
voir combien le bruit de la fusillade donne de
la vitesse aux jambes d'un cavalier démonté.
Lemaître arrive en même temps que moi à
l'abri dans le vallon. Et, presque en même
temps, Finet le sapeur lui ramène son vieux
compagnon de route, Ramier, qu'il a pu rattra-
per. Le pauvre cheval fait peine à voir telle-
ment, déjà, saboiterie s'est accentuée. Il semble
ne pouvoir avancer qu'avec difficulté et son
regard paraît plein d'une angoisse infinie.
Vite, j'ai vu d'un coup d'œil la place où la
balle l'a frappé. Un petit trou s'aperçoit à peine,
perdu dans le poil brun, à la pointe de la fesse
gauche.
— Reste ici, attends-nous. Je reviens dans
un instant.
Je veux me rendre compte si, à l'est du vil-
lage, je pourrai voir quelque chose d'intéres-
sant et je me retourne vers mes autres cavaliers
dont les chevaux groupés soufflent derrière
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 95
nous. Quelle n'est pas ma stupéfaction de voir
le brigadier Madelaine la figure inondée de sang.
— Ce n'est rien, mon lieutenant..., ça m'a
passé devant le nez... pftt!
Du revers de la main, il s'essuie la face.
Effectivement, une balle l'a éraflée. Un centi-
mètre de plus et le brave garçon avait le nez
emporté. Heureusement, la peau est à peine
entamée. Madelaine reprend :
— Ce n'est rien..., mais c'est ma jument...
Il a mis pied à terre et, d'un air navré, me
montre la cuisse ensanglantée d'Attraction, une
jolie et fine petite jument grise qu'il aime et
soigne avec passion. Une balle a transpercé sa
cuisse de part en part et le sang a coulé, lui fai-
sant comme une guêtre rouge. Je le tranquil-
lise :
— Allons, allons, ce ne sera r;pn. Allez à pied
derrière ce bois vous mettre tranquillement à
l'abri avec Lemaître. Je vous rejoins Inentôt.
Et me voilà reparti avec Yercberin, Finet et
Wattrelot. Je tente de déboucber vers la droite
de Courgivault. Mais maintenant que les pre-
miers coups de feu ont été tirés, on ne nous
laisse plus approclier. Dès que nous apparais-
sons, de la lisière du village part une fusillade
nourrie qui nous force à une retraite rapide. Il
n'y a plus aucun doute à avoir : Courgivault est
occupé, et occupé fortement.
96 EN CAMPAGNE
A l'abri (run talus, je mets vivement pied à
terre et Wattrelot prend la bride de mon clie-
val. Tandis que, un genou dans l'herbe, j'écris
sur l'autre le renseignement que je vais envoyer
au colonel, Verclierin et Finet, à cent mètres
l'un de l'autre, font bonne garde sur la crête,
tournés face à la direction de l'ennemi. Je confie
le pli à mon fidèle Wattrelot :
— Au colonel, et vite! J'attends ici jusqu'à
l'arrivée de la brigade.
Je rejoins au pas le petit groupe formé, à la
corne du bois, par Madclaine et Lemaître, tan-
dis que Wattrelot s'éloigne d'un bon trot au
travers des chaumes. Mais un triste spectacle
m'attend.
Devant son maître désolé, le pauvre Ramier
s'est laissé tomber comme une masse, et il ago-
nise tout doucement. Déjà ses yeux sont trou-
bles, ses jambes se raidissent et tremblent. De
temps en temps, un soubresaut agite tout son
corps.
Je regarde Lemaître. Il a l'air aussi triste que
s'il perdait son meilleur ami. En campagne,
notre cheval n'est-il pas en effet notre meilleur
ami, celui qui nous sert jusqu'au bout, celui qui
nous sauve parfois de la mort et qui nous porte
jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent? Je
descends de cheval et en donne la bride à
Lemaître :
LA RECONNAISSANCE DE COURGIVAULT 97
— Ne pleure pas, mon brave, c'est une belle
fin pour ton Ramier. Il aurait pu, comme tant
d'autres, mourir de fatigue, épuisé de misère,
au coin de quelque liaie. Il vient de finir en sol-
dat. Tout ce que nous pouvons faire, c'est
d'abréger ses souffrances et de l'envoyer bien
vite rejoindre tant de bons camarades au paradis
des braves chevaux. Car ils ont leur paradis
aussi, crois-le bien.
Mais Lemaître paraît peu convaincu. Il hoche
la tête tristement et flit :
— Oh ! mon lieutenant, jamais je ne le rem-
placerai. Un si bon cheval, si beau, qui sautait
si bien... Et puis, toujours beau poil, et bien
gras, facile à entretenir... Non, jamais on ne
m'en trouvera un semblable.
— Mais si, mais si...
Cependant j'avoue que ma main tremble
quand je prends mon revolver. Un cheval de
moins dans un peloton, c'est un peu comme un
enfant de moins dans une famille. Et puis, c'est
aussi un cavalier démonté et un sabre perdu
pour la bataille. Lemaître avait raison. Ramier
était un bon et vieux serviteur, un de ceux qui
ne boitent jamais, se nourrissent de tout et de
rien, et ne blessent pas. Il est dur de lui donner
le coup de grâce. Mais puisqu'il est irrémédia-
blement penlu..
J'introduis tout doucement le canon de
98 EN CAMPAGNE
mon arme dans son oreille. Je voudrais qu'il ne
sentît point le froid du métal. Mais il a frémi de
tout son corps et je vois son œil, se ranimant un
instant, qui semble me fixer d'un air de repro-
che. PalT! Un petit bruit sec... Ramier est secoué
d'un court frisson. Mais il ne souffre plus et son
cadavre tout raide sera une carcasse de plus
ajoutée à tant d'autres qui jonchent la campagne.
Tandis que Lemaître cliarge son lourd paque-
tage sur ses épaules et s'éloigne vers le régi-
ment, accompagné du brigadier M'adelaine,
tirant Attraction par la figure, je rejoins mon
poste d'observation, tout près de Finet et de
Verclierin. Courgivault est toujours silencieux
et morne.
Soudain, derrière moi, sortant du bois, j'aper-
çois un peloton en fourrageurs qui se dirige
dans notre direction. Ce sont des cliasseurs
d'Afrique. Je les reconnais au grand nombre de
chevaux blancs qui font autant de taches claires
sur le vert sombre des fourrés. Et, presque au
même instant, une sourde détonation retentit
au loin. Un ronflement bizarre se fait entendre
au-dessus de nos têtes et un obus vient éclater
au pied des mctiles occupées par les fantassins
prussiens. C'est une de nos batteries de 75 qui
déjà règle son tir sur Courgivault.
Mon renseignement est arrivé. La bataille de
la Marne est commencée.
LA RECONiNAISSANCE DE COURGIVAULT 99
7 heures du soir.
Sous un ciel idéalement pur qu'illuminent des
myriades d'étoiles, la brigade, frémissante de
joie, traverse le champ de bataille pour gagner
ses cantonnements. Au-dessus de nos têtes les
derniers shrapnells ennemis éclatent en gerbes
de feu. Nous n'y faisons même pas attention.
Nous croisons dans Tombre des bataillons d'in-
fanterie qui viennent renforcer la ligne. Ils nous
interpellent pour avoir des nouvelles. On les
leur jette en passant : « Courgivault, Mont-
ceau..., enlevés, perdus, puis repris à la baïon-
nette par les braves fantassins de la division
M... Des régiments ennemis anéantis par notre
artillerie qui a fait merveille... »
Petit à petit, le feu s'éteint sur toute la ligne.
Les incendies allumés par les obus éclairent de
toutes parts le champ de bataille comme des
torches allumées à notre gloire. La joie est dans
tous les cœurs. Elle flotte sur la campagne
ensanglantée, d'où monte une sorte d'ivresse
qui s'empare de nos âmes.
Quel beau soir que celui d'une première vic-
toire!
1. AFFAIRE DE JAULGONNE
10 septembre.
Le 9 septembre, vers huitlieures du soir, nos
éclaireurs de pointe entraient dans Montigny-
les-Condé au moment où les derniers dragons
de la garde prussienne le quittaient à grande
allure. La nuit très sombre arrêta notre pour-
suite. Le ciel roulait de gros nuages mena-
çants; on n'y voyait pas à dix pas devant soi.
Tandis que les capitaines plaçaient en hâte des
postes tout autour du village, tandis que les
lieutenants établissaient des barricades à toutes
les issues et y installaient des gardes, les four-
riers faisaient ouvrir les granges et les écuries.
Aidés par les habitants, ils répartissaient de
leur mieux le logement insuffisant entre les
hommes et les chevaux des escadrons. Dans
chaque peloton on allumait les feux des cui-
sines à l'abri des murailles pour que l'ennemi ne
les vît pas.
402 EN CAMPAGNE
Quel dîner nous fîmes ce soir-là ! C'était dans
une salle au plafond bas garni de poutrelles.
Les murs en étaient enfumes et crasseux. Sur
un coffre placé près de la porte, je vois encore
un gros tas de pains de munition jetés péle-
même et, penciié sur l'àtre de la grande cliemi-
née, éclairé par le feu de bois, un bomme in-
connu qui tournait quelque cbose dans une mar-
mite. Autour de la grande table, une vingtaine
d'officiers aflfamés, harassés, mais joyeux, par-
tageaient fraternellement quelques morceaux
de viande que l'iiomme puisait dans sa mar-
mite.
Nous mangeâmes en commun, le capitaine et
moi, dans la même assiette et bûmes dans la
même timbale, car la vaisselle était rare. Au-
tour de la table, la pauvre femme qui nous
hébergeait courait, affolée par le désir de con-
tenter tout le monde. Et, dans le coin le plus
reculé, dans l'ombre,, un très vieux paysan,
hébété, les yeux iiagards, contemplait cette
scène inattendue. On fit une ovation au capi-
taine C..., toujours ingénieux, qui rapportait on
ne sait d'oîi une grande cruche de vin aigrelet.
Depuis trois jours, nous poursuivions en
combattant l'armée allemande. Nous étions
rompus de fatigue. Mais nous ne la sentions
que le soir, cpiand nous nous arrêtions pour
donner un peu de repos à nos pauvres chevaux.
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 103
Avant que la dernière bouchée fût avalée, plu-
sieurs d'entre nous ronflaient déjà, la tête
appuyée dans les bras croisés sur la table.
Les autres causaient de la situation. L'en-
nemi fuyait rapidement vers la Marne. 11 devait
l'avoir franchie à cette heure, laissant pour pro-
téger sa retraite cette division de cavalerie de la
garde avec laquelle notre brigade, depuis la ba-
taille du 6 septembre, était sans cesse aux
prises. Auraient-ils le temps défaire sauterions
les ponts derrière eux? Serions-nous obligés
d'attendre, pour reprendre la poursuite, que nos
sapeurs en aient jeté de nouveaux?
On parlait avec anxiété de deux reconnais-
sances que notre colonel venait de lancer dans
la nuit : deux braves officiers, F..., des chas-
seurs d'Afrique, et mon bon camarade d'esea-
dron 0... On se demandait avec angoisse s'ils
pourraient remplir leur mission : gagner à tout
prix la Marne et nous faire savoir au petit jour
s'il restait un passage sur le fleuve soit à Mont-
Saint-Père, soit à Jaulgonne, soit à Passy-sur-
Marne, soit à Dormans. Aucune mission ne
pouvait (Hrc plus périlleuse que ces reconnais-
sances faites dans la nuit noire, à travers un
pays encore occupé par l'ennemi.
La nuit fut courte. Avant que le jour parût,
les chevaux étaient bridés et les liomnios prêts
à se mettre en selle. Et, dès que filtrèrent les
104 EN CAMPAGNE
premières lueurs de l'aube, mon escadron, dé-
signé pour faire T avant-garde de la brigade,
dévala rapidement les pentes abruptes au pied
desquelles est située la petite ville de Condé.
Le peloton d'A... était en pointe. Je fus cliargé
avec le mien de reconnaître la partie est de la
ville, tandis que F..., avec le sien, s'occuperait
des quartiers de l'ouest.
Par escouades, sabre au clair, nos chasseurs
se répandirent allègrement dans les rues de la
vieille cité. Les fers des chevaux sonnaient
joyeusement sur les pavés, entre les maisons
anciennes et grises. Partout, sur le pas des
portes, malgré l'heure matinale, les habitants
se risquaient avec précaution et, tout joyeux de
voir nos uniformes clairs, applaudissaient en
criant :
— Ils sont partis!... Ils sont partis !
Mais quelques vieux, plus calmes, répon-
daient à mes questions :
— Monsieur l'officier, méfiez-vous. Ils étaient
encore là il y a une heure avec beaucoup de
chevaux et de canons. Même il y a un général
et tout un état-major qui ont couché au châ-
teau... Nous ne jurerions pas qu'il n'en est pas
resté quelques-uns par là.
Le temps de rassembler mon peloton et je
me portai rapidement au château, situé à la
sortie nord de Condé. C'est une assez jolie cons-
L'AFFAIRE DE JAULGONNE <05
Iruction dont je n'eus pas le loisir de préciser le
style. Le temps pressait, car la brigade, der-
rière moi, devait arriver aux premières maisons
du bourg-. Ce dont je me souviens, c'est que
l'ensemble m'en parut harmonieux et que les
bâtiments se détachaient gaiement sur le sombre
feuillage du parc, tout reluisant encore des
ondées de la nuit. Ils étaient construits en forme
de fer à cheval, et au centre se trouvait une
sorte de cour d'honneur agrémentée de deux
lignes d'orangers en caisse.
Je me liàtai de disposer deux postes, l'un sur
la route pour éviter toute surprise, et l'autre à
l'entrée du parc, afin de barrer la sortie au cas
cil quelque fuyard tenterait de la francliir. Puis,
avec le reste de mon peloton, je franchis au
trot la grande grille dorée. Deux hommes se
tenaient immobiles dans l'avenue qui menait au
château. L'un, vêtu de noir^ le visage rasé,
paraissait être quelque vieux serviteur de la
maison, l'autre devait être l'un des jardiniers.
Leurs visages blêmes, leurs yeux rougis prou-
vaient qu'ils n'avaient guère dû dormir cette
nuit-là.
— Eli bien î l'ami, reste-t-il quelqu'un à
cueillir chez vous?
— Monsieur, répondit-il, je ne saurais vous
dire, car je n'ai pas remis les pieds au cliàteau
depuis qu'ils l'ont quitté. Ce que je puis assu-
106 EN CAMPAGNE
rer, c'est qu'ils ont fait ripaille toute la nuit et
qu'ils se sont enivrés comme il n'est pas per-
mis. Toute la cave y a passé et je ne serais pas
étonné qu'il en fût resté quelques-uns sous la
table.
Mais comme je lui demandais d'entrer avec
nous pour nous guider dans notre visite, il refusa
avec épouvante. 11 était tout tremblant à la
pensée de revoir peut-être l'un de ses hôtes
forcés. Comme il n'y avait point de temps à
perdre, je fis vivement mettre pied à terre à
mes hommes. Je donnai l'ordre à un brigadier
de fouiller l'aile droite des bâtiments, à un autre
de reconnaître l'aile gauche et, avec ce qui me
restait de mon peloton, je me chargeai de la
partie centrale. Il fallait faire vite, et je pres-
crivis à mes gradés de passer rapidement dans
les différentes pièces, sans s'attarder à les ins-
pecter en détail.
La porte principale était grande ouverte.
Ayant mis revolver au poing, je pénétrai dans
le vestibule, où régnait un désordre indescrip-
tible. Des ordonnances, sans doute, avaient
couché et mangé là, car de la paille jonchait les
dalles, et des bouteilles vides, ainsi que des
boîtes de sardines et des débris de pain, étaient
répandus çà et là. Mais quand j'ouvris la porte
de la salle à manger, je ne pus m'cmpècher de
m'arrèter un instant devant l'étrange spectacle
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 107
que j'aperçus. Par les quatre hautes fenêtres
entrait le jour gris de cette matinée de sep-
tembre. Il répandait une lumière blafarde sur la
longue lable. Messieurs les officiers de la garde
avaient bien fait les choses. Toute l'argenterie
des dressoirs avait été mise à contribution.
Sans nécessité, d'ailleurs, car, arrivés trop tard
pour se faire préparer un repas sérieux, ils
avaient dû se contenter de ce qu'ils apportaient
avec eux. Et le contraste était étrange de ces
boîtes de conserves vides traînant au milieu de
la riclie vaisselle, en partie brisée, et des plats
d'argent demeurés vides. Mais ils s'étaient rat-
trapés sur la cave. Un nombre incalculable de
bouteilles pleines ou vides étaient entassées sur
tous les meubles. Des verres fins de toutes
formes et de toutes grandeurs, les uns vides,
les autres encore à demi remplis, traînaient de
tous côtés. La nappe blanche était, par places,
souillée de larges taclies violacées. Le plancher
était jonché de débris de verres en miettes.
Tout autour, les chaises bousculées ou renver-
sées marquaient à peu près les places d'une
dizaine de buveurs. Sur cette scène de lende-
main d'orgie, flottait une odeur acre de tabac et
de vin.
Une chose surtout m'est restée en mémoire :
la vue d'une jolie casquette d'officier à bandeau
rouge restée suspendue à l'une des branches du
108 EN CAMPAGNE
lustre central. Et j'évoquai malgré moi la tète
de celui à qui elle devait appartenir, quelque
rittmeister à monocle, à joues grasses et roses
et à nuque débordante sur le haut col de la
tunique. Quel dommage qu'il ait pu s'enfuir! Ce
sont de ces figures que nous aurions tant de
plaisir à voir de plus près et en face.
Mais il ne fallait pas s'attarder. Nous repar-
tîmes. Ce fut une galopade vertigineuse à tra-
vers des salons bouleversés et des chambres où
les lits portaient encore la trace des corps qui
s'y étaient laissés tomber pesamment l'espace
d'une heure. Mais nous n'y trouvâmes aucun
ivrogne oublié.
Comme nous redescendions dans la cour, mes
deux brigadiers m'y attendaient déjà. Eux non
plus n'avaient rien vu. Vite^ en selle! et nous
repassâmes rapidement la grande grille dorée.
Le vieux serviteur et le jardinier étaient tou-
jours à la même place, silencieux et abattus.
Ils ne nous dirent pas un mot, ne firent pas
un geste; ils semblaient complètement désem-
parés et incapables de comprendre ce qui se
passait.
A peine revenu à l'escadron, il m'était donné
d'avoir une vision inoubliable. A un détour de
la route, nous aperçûmes, se dirigeant vers
nous, trois cavaliers couverts de sang. C'était
F..., l'ofiicier de chasseurs d'Afrique, envoyé
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 109
en reconnaissance la veille au soir. Il avait
perdu son taconnet et avait la tète entourée
d'un mouchoir ensanglanté. Son bras gauche
était également soutenu par un bandage impro-
visé passé autour du cou. Les deux hommes,
également couverts de blessures, le suivaient.
Leur regard droit et fier brillait dans leur visage
fiévreux. Cn deux, n'ayant plus de fourreau,
tenait encore à la main son sabre tordu et
rouge. Instinctivement, nous arrêtâmes nos che-
vaux et nous saluâmes.
— Je n'ai pas pu atteindre la Marne, nous dit
F. . . d'un ton de regret. Et pourtant, quand leurs
avant-postes nous ont tiré dessus dans la nuit,
nous avons (diargé et passé au travers. Nous
avons traversé deux villages occupés en char-
geant sous une grêle de balles. Nous avons
chargé encore leurs avant-postes pour revenir.
Et voilà..., je ramène deux hommes sur huit et
tous mes chevaux ont été tués... Ceux-ci V — et
il nous montrait sa monture — les chevaux de
trois uhlans que nous avons tués pour ne pas
rentrer à pied.
Effectivement, ils n'avaient pas les jolis petits
chevaux arabes qui remontent si excellemment
nos chasseurs d'Afrique. Ils étaient juchés sur
trois grandes biques au lourd paquetage eJle-
mand.
F... répéta d'un ton de dépit :
ilO EN CAMPAGNE
— Mais je n'ai pas pu atteindre la Marne...
Ils étaient trop.
Nous serrâmes avec effusion sa main valide.
Pauvre et brave F...! Quelques jours après, il
devait trouver une mort glorieuse en chargeant
une fois de plus avec trois chasseurs pour déga-
ger Tun des siens blessé. Jamais on ne vit
type plus accompli de cavalier, je pourrais dire
de chevalier. Il dort maintenant, le corps criblé
de coups de lance, dans les plaines de Cham-
pagne.
A peine l'avions-nous dépassé que nous aper-
çûmes la reconnaissance de mon camarade 0...
Notre joie fut grande de constater qu'il revenait
indemne avec tout son monde. Et pourtant que
de dangers il avait affrontés, fusillades d'avant-
postes, fusillades de cyclistes, poursuite de ca-
valiers. A Crézancy, où il arrive à trois iieures
du matin, le village est occupé et fortement
gardé. Et cependant il n'y a (|u"un pont au-
dessus de la voie ferrée et il est à l'autre bout
du village. Par bonheur, il peut s'emparer d'un
habitant. Il l'oblige, en lui mettant le revolver
sous le nez, à le guider par des sentiers impos-
sibles qui lui permettent de faire le tour du
pays sans éveiller l'attention et l'amènent jus-
qu'au pont. Là, il se lance au galop et peut
passer malgré le feu du poste qui le garde.
Enfin, il arrive jusqu'à la Marne. Il ne trouve
L'AFFAIRE DE JAULGONNE lli
d'intact que le pont de Jaulgonne, un pont sus-
pendu léger, fragile, mais que nous serons bien
heureux de trouver s'il en est temps encore. Et
il rentre en hâte en traversant les bois et en
essuyant encore maints coups de feu. Il rap
porte le renseignement qui va orienter notre
marche.
Dès lors, il ne fallait plus perdre une minute.
Le capitaine me détacha aussitôt avec mon
peloton pour suivre en flanc-garde la Ugne de
crêtes boisées qui domine la route à droite,
tandis que F..., avec le sien, franchissait le
Surmclin et la voie ferrée qui le longe et allait
remplir la même mission de l'autre côté de la
vallée.
Ma mission était assez pénible. En efi'et, les
hauteurs qui dominent à l'est le cours du Sur-
melin sont constituées par une série de croupes
séparées par d'étroits ravins perpendiculaires à
la rivière et qu'il nous fallait franchir pour con-
tinuer notre route vers le nord. L'ennemi sem-
blait avoir abandonné complètement cette région
et l'on entendait à peine le canon au loin, vers
l'est. Enfin, vers les sept lieures du matin, nous
débouchâmes sur la vallée de la Marne.
Tandis que j'envoyais des cavaliers sur la
route serpentant le long du SurmeHn pour me
mettre en liaison avec mon capitaine, j'inspec-
tais soigneusement à la jumelle la rive droite
112 EN CAMPAGNE
(le la Marne. Le spectacle aurait pu tenter un
peintre et les travaux de la guerre n'empêchent
pas de goûter le charme de tableaux aussi ravis-
sants. Le soleil chassait petit à petit la brume
de ce matin morose et commençait à dorer les
hauteurs couvertes de bois qui dominent les
deux rives de la rivière. Partout régnait le
calme d'une journée qui s'annonçait exquise.
Nous nous serions crus à un pacifique service
en campagne favorisé par une radieuse matinée
d'automne. La Marne décrit ici de gracieux
méandres. Elle coule limpide et claire dans un
étroit vallon tapissé de prairies vertes, bordées
à gauche et à droite de colHnes peu élevées
parsemées de bois. A nos pieds, parmi les peu-
pliers et les hêtres de la rive, nous distinguions
les blanches maisons de coquets villages : Char-
tèves, Jaulgonne, Varennes, Barzy.
Je portais surtout mon attention dans la
direction de Jaulgonne, puisque c'était par là
que l'effort du passage serait tenté. Les hau-
teurs aux pieds desquelles est situé Jaulgonne
s'élèvent à pic sur la rive nord et baignent
presque dans la rivière. Au contraire, au sud,
de notre côté, la rive gauche de la Marne est
bordée de vastes prairies que traversent la voie
ferrée et la grande route d'Épernay. La position
aurait donc été très forte pour les Allemands
s'ils avaient franchi la rivière, car nous serions
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 113
forcés, avant d'arriver au pont, de traverser un
vaste espace découvert qu'ils pourraient tenir
sous le feu de leur artillerie. Mes chasseurs,
prompts à saisir le pourquoi des choses, fouil-
laient également de tous leurs yeux la rive
opposée. Rien ne bougeait, rien ne décelait la
présence d'une troupe quelconque parmi les
boqueteaux aux teintes rouillées qui tapissaient
les flancs de la colline muette. Auraient-ils déjà
fui plus loin? Auraient-ils abandonné, sans la
défendre, cette redoutable position?
A ce moment, par le sentier abrupt qui, de
la route, menait à la croupe boisée où nous
étions, un de mes chasseurs parut. Son cheval
soufflait bruyamment, car la pente était rude et
il avait dû se hâter. Il m'apportait des ordres.
— Mon lieutenant, le capitaine m'envoie
vous dire de le rejoindre au plus vite de l'autre
côté du pont. Le premier peloton est déjà
passé, mais on a vu des cavaliers ennemis de
l'autre côté du village.
Comme il disait ces mots, quehiucs coups de
feu retentirent au loin, très nets et très secs
dans la paix radieuse de ce beau matin de sep-
tembre. Allons, tant mieux! Nous les avons
« accrocliés ». On va rire. Déjà mes hommes
commencent à plaisanter et à montrer plus de
vivacité et de brusquerie dans leurs mouve-
ments. C'est une sorte d'énervement joyeux. Il
8
§14 EN campagnp:
gagne toujours la troupe quand on entend les
premières détonations et que Ton escompte
quelque jolie galopade où l'on est certain —
nous le sommes tous — d'avoir le dessus.
En file indienne, par le sentier rocailleux et
glissant, nous dévalons rapidement vers la
plaine. Bientôt nous voici sur la grande route,
puis nous tournons à gauche et nous nous en-
gageons sur la longue chaussée hordée de peu-
pliers qui mène au pont. Tout près de la rive,
j'aperçois un petit groupe de cavaliers pied à
terre. Je reconnais notre colonel au milieu de
rétat-major de sa brigade. 11 donne des ordres
au lieutenant-colonel commandant les chas-
seurs d'Afrique. Je m'approche pour rendre
compte de ma mission. Et j'apprends que déjà
le premier escadron a franchi la rivière et oc-
cupe le village situé de l'autre côté. On a vu
des fractions de cavalerie allemande sur les
crêtes voi-sines.
Je me dispose à rejoindre rapidement mes
camarades. j\Iais il faut être patient pour arriver
à passer la Marne. Le pont jeté d'une rive à
l'autre paraît un jouet déhcat. Il semble voler
au-dessus des eaux. Comment songer à faire
passer des milliers dliommes, de chevaux, de
canons sur cette chose si mince qu'on dirait à
peine soutenue au-dessus des berges par les
mailles fragiles d'une toile d'araignée? Le capi-
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 115
taine D... me transmet les ordres formels du
colonel.
— Ordre de ne passer que quatre cavaliers à
la fois, et au pas.
Prenant la tête du mouvement, je pars avec
mes quatre premiers chasseurs. Le pont retentit
d'une façon bizarre sous les pieds des chevaux
et il me semble qu'il est pris d'une sorte d'os-
cillation inquiétante. Heureusement que l'en-
nemi ne se trouve point de l'autre côté, sans
quoi le passade nous aurait coûté ciier.
Tandis que je me fais ces réflexions, voilà
qu'une fusillade nourrie éclate à la lisière des
bois qui dominent Jaulgonne à lest. On doit
tirer sur le village, car aucune balle ne siffle
autour de nous. Ce doit être le premier esca-
dron qui est aux prises avec les cavaliers alle-
mands. Arrivé de l'autre côté du pont, mon
impatience grandit. Quel supplice de voir tout
le temps quil faut pour réunir ma trentaine de
braves et courir à l'aide des camarades î Je dis-
tingue dans les yeux des hommes une hâte
semblable. Ceux qui sont sur le pont et qui
avancent tout doucement, pas à pas, semblent
implorer un geste qui les autorisera à prendre
le trot. Mais je fais semblant de ne point com-
prendre et les pieds des chevaux continuent à
marteler lourdement le tablier sonore du pont.
Enfin, voici tout mon monde réuni.
116 EN CAMPAGNE
Au trot, je gagne les premières maisons de
Jaulgonne. Les habitants, sur le pas des portes,
m'interrogent au passage :
— Monsieur l'officier..., monsieur l'officier,
vont-ils revenir?
— Jamais de la vie!
Au passage, j'arrête une estafette qui m'ap-
prend que des cavaliers allemands tirent sur la
sortie du village. On ne sait pas leur nombre,
car ils sont à l'abri des bois. Elle m'apprend
aussi que le premier escadron tient toutes les
sorties nord et est du village, à l'exception de
celle située au bord de la rivière, sur la route
de Marcilly, où mon camarade F... a établi son
peloton. Je vais me mettre à la disposition de
ceux qui défendent la sortie principale du vil-
lage, celle qui ouvre sur la route de Fismes.
C'est la plus importante, car c'est dans cette
direction que retraitent les Allemands que nous
avons devant nous.
Le village n'a pu s'étendre vers le nord, car il
est maintenu par des hauteurs qui lui opposent
une barrière abrupte. Il est construit à cheval
sur la route de Fismes et cette route constitue
pour lui sa rue principale, presque son unique
rue. Je dois donc traverser tout Jaulgonne
avant d'arriver à sa sortie dans la direction des
coups de feu. Bientôt m'y voici. Les chevaux
du premier escadron sont massés dans les
L'AFFAIRE DE JAULGONNE Hl
courtes ruelles qui s'embranchent sur la grande
rue. Je fais mettre pied à terre à mon peloton
dans une cour trop étroite et fort incommode.
Mais, avant tout, il faut dégager la chaussée et
mettre nos clievaux à l'abri des balles qui peu-
vent prendre la rue en enfilade si le combat se
déplace vers la gauche. Puis, tandis que le
sous-oflicier rassemble les escouades pour le
combat à pied, je cours jusqu'aux dernières
maisons du village pour reconnaître le terrain
et prendre des ordres.
Dans un petit renfoncement, je vois le com-
mandant P... toujours à cheval. Il me dit son
inquiétude sur la situation : les tireurs ennemis
sont invisibles..., ils criblent de balles la lisière
du village sans qu'on puisse leur répondre... et
on vient de lui apprendre qu'on avait aperçu des
pièces d'artillerie qui se mettaient en batterie.
Il me conseille d'aller trouver le capitaine du
premier escadron, qui est chargé de défendre
cette entrée du village et de me mettre à sa dis-
position en cas de besoin.
Pendant notre courte conversation, mon
peloton, conduit par son sous-officier, est venu,
en longeant les murs, jusqu'à l'endroit où nous
sommes. Les hommes, la carabine à la main,
calmes et souriants, attendent en silence le
moment de marcher au feu. Je leur fais signe
de patienter encore un instant et, tournant le
118 EN CAMPAGNE
mur, je me trouve tout à coup en pleine cam-
pagne. Je dois dire que l'accueil que je reçois
me laisse un instant interdit. Par centaines, les
balles arrivent en claquant, effritant les murs,
coupant les branches d'arbres. De notre côté, un
silence de mort. Nos hommes, à genoux ou
couchés derrière tous les abris qu'ils ont pu
trouver, ne ripostent pas, ne voyant rien, et
attendent stoïquement, sous l'averse des balles,
que leurs adversaires se décident à avancer.
Je cherche des yeux le capitaine de L... qui
commande le premier escadron. Le voici.
Debout, face à l'ennemi, les mains dans les
poches, il donne tranquillement ses ordres à un
sous-officier. Et, comme je lui demande s'il
peut m'employer, il m'explique la situation :
l'ennemi, en nombre inconnu, occupe les bois
qui dominent Jaulgonne à l'est. Impossible de
déboucher en ce moment. L'essentiel est de
tenir le village, et par conséquent le pont,
jusqu'à l'arrivée de notre infanterie. Il m'ap-
prend que le premier peloton de mon escadron,
conduit par le lieutenant d'A..., vient de se jeter
en tirailleurs dans les vignes, les vergers et les
champs qui s'étendent entre la route et le fleuve.
Il va tenter de s'approcher des bois pour recon-
naître la force qui s'y est établie.
— Vous voyez, mon cher, que pour 1 instant
je n'ai pas besoin de vos carabines. J'ai là tout
L'AFFAIRE DE JAULGON.NE H9
mon escadron qui ne peut tirer un coup de feu.
Tant que l'ennemi ne sortira pas des bois, nous
ne pouvons qu'attendre en nous préservant de
notre mieux.
Je mets mon peloton à l'abri dans une petite
cour et je prescris à mon sous-officier de rester
en liaison avec moi pour le cas où j'aurais
l'occasion de l'employer. Puis je retourne à la
lisière du village, a(in d'examiner le terrain. Je
rejoins, derrière un gros tas de fagots, mon
camarade S..., du premier escadron, qui com-
mande le peloton le plus proche. Nous ne pou-
vons nous empêcher de rire de cette situation
bizarre : être en formation de combat face à
l'ennemi, recevoir une grêle de projectiles et ne
rien voir.
S... est devenu philosoplie au cours de cette
campagne et il y a quelque mérite. Car les pires
souffrances morales et physiques que nous
avons connues ont dû lui paraître, à lui, plus
insupportables encore. S... était, au régiment,
l'officier mondain par excellence. Il était de
toutes les réceptions, de tous les thés, de tous les
bridges, de tous les dîners. Il était l'adepte le
plus fervent du tennis, du golf et des chasses.
Son élégance était proverbiale et l'on vantait
aussi bien la coupe de ses tuniques et de ses
culottes que celle de ses vestons et de ses
jaquettes. La tenue de ses harnachements et la
120 EN CAMPAGNE
silliouettcdc ses hottes étaient légendaires. C'est
dire le cliangement (ju'il trouva brusquement
dans ses habitudes et dans ses goûts pendant
les démoralisantes journées de la retraite et les
dures heures de la poursuite. Malgré tout, il
garde toujours sa bonne immeur et n'a pas perdu
son entrain. Il a conservé l'élégance apprêtée
des gestes et semble aussi à Taise derrière son
tas de bois où s'écrasent les balles que dans le
salon le mieux tenu. Ses vêtements sont tachés
et reprisés, la barbe a envahi son visage et,
cependant, sous ce rude aspect, on devine tou-
jours le mondain averti et raffiné. Et cela ne
manque pas de chic.
Il m'explique avec une netteté et un calme
parfaits les débuts de l'afTaire. Les éclaireurs
que d'A... avait envoyés sur la crête, repoussés
par les cavaliers allemands, se rabattant sur
Jaulgonne; le premier escadron venant barri-
cader et défendre l'entrée du village et l'attente
anxieuse où l'on était de savoir ce qu'était
devenu le peloton d'A... parti en reconnaissance
vers le bois. Nous nous hissons par-dessus les
fagots entassés et risquons prudemment nos
têtes. La route toute blanche grimpe à flanc de
coteau parmi les champs parsemés de pom-
miers. A huit cents mètres devant nous s'allonge
la lisière sombre du bois d'où part la fusillade.
A notre droite, au bord de l'eau, sur la route qui
L'AFFAIRE DK JAULGONNE 121
mène à Marcilly, F... doit apercevoir l'ennemi,
car nous entendons distinctement le crépitement
de ses carabines.
Un homme de son peloton paraît, courant le
long des murs, se courbant en deux pour offrir
une cible moins grande aux balles et tâclier de
se dissimuler derrière les herbes liantes.
— Qu'y a-t-il?
— Le lieutenant m'envoie dire qu'ils vien-
nent de mettre des pièces en batterie là-haut,
dans la clairière.
Et il nous indique d'un geste vague une
direction où nous n'apercevons rien. Cependant
nous savons que F... ne nous a prévenus que
parce qu'il est certain de ce qu'il dit avoir vu.
Et nous passons quelques minutes désagréa-
bles, celles où l'on se dit : est-ce sur moi que
ça va tomber? L'attente semble s'éterniser et
Ton voudrait savoir tout de suite sur quel but
vont éclater les projectiles. Est-ce sur le pelo-
ton de F...? Est-ce sur le pont, pour essayer de
le détruire? Est-ce sur les fantassins qui peut-
être commencent à déboucher? Ou bien sur les
camarades de la brigade restés sur la rive gau-
che en formation de combat à pied? Cette in-
certitude est pire que le danger lui-même.
Allons, c'est fait! Deux sifflements, deux dé-
tonations violentes à 300 mètres devant nous,
deux flocons de fumée blanche qui s'élèvent
122 EN CAMPAGNE
au-dessus des champs verdoyants, tout ceci
indique qu'ils ont un autre but. Ce doit être
le peloton d'A... qu'ils ont visé, car les shrap-
neUs ont éclaté dans la direction où il s'est
éloigné tout à l'heure avec ses hommes.
Notre angoisse est de courte durée. Nous dis-
tinguons bientôt nos chasseurs qui reviennent
tranquillement, sans courir, et en bon ordre. Ils
utilisent le fossé assez profond qui longe la
route à gauche et qui les couvre jusqu'à mi-
corps. Les shrapnells allemands, mal ajustés,
éclatent tantôt en avant d'eux, tantôt plus haut,
sur le versant de la colline. Mais notre émotion
grandit à chaque minute. Qu'un projectile
tombe sur la route ou dans le fossé et nous
aurons l'Iiorrible vision de ces braves renver-
sés, fauchés, hachés par la mitraille. Quand on
combat soi-même, on n'a guère le loisir de son-
ger ainsi à son prochain. On a bien d'autres
soucis, car il faut d'abord s'occuper de ses
hommes, de ceux qui constituent la petite
famille du peloton. Mais c'est un véritable sup-
plice quand on est soi-même à l'abri, ou pres-
que, et que l'on a sous les yeux de bons cama-
rades contraints de s'avancer à découvert sous
le feu de l'ennemi. En ce moment, celui des Al-
lemands se concentre sur cette petite file
d'hommes que nous voyons là, à 200 mètres de
nous. Les shrapnells se succèdent sans inter-
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 123
ruption, mais sans plus de précision. Nos amis
se rapprochent! Us sont presque à notre barri-
cade. Nous distinguons deux chasseurs soute-
nus par leurs camarades. Et comme, inquiets,
nous nous dressons hors de nos abris, d'A...
nous crie :
— Ce n'est rien. Des égratig-nures...
Enfin les voici à l'abri. Tandis que notre bon
camarade, l'infatigable aide-major P..., s'em-
presse pour leur faire un premier pansement,
on se serre autour de l'officier, on le questionne
sur ce qu'il a vu. Sont-ils nombreux? Y a-t-il de
l'infanterie? Mais sa reconnaissance audacieuse
n'a pas porté ses fruits. Il a dû s'arrêter quand
l'artillerie a commencé son feu sur lui. Il n'a
pu Yoir à combien d'adversaires nous avions
affaire.
Sur l'avis du commandant P..., notre capi-
taine, qui vient de nous rejoindre avec le troi-
sième peloton, donne l'ordre de remonter à
cheval. Nous ne pouvons qu'embarrasser ici, où
les défenseurs sont déjà trop nombreux. Nous
allons retraverser le pont pour nous mettre à la
disposition du colonel. Je pars en tète avec mon
peloton. Nous parcourons de nouveau la grande
rue de Jaulgonne. Les habitants, redevenus
inquiets, se figurent que nous battons en re-
traite. Des femmes poussent des cris, nous
supplient de ne pas les abandonner aux repré
124 EN CAMPAGNE
sailles de l'ennemi. Nous sommes obligés de
les rassurer.
— Soyez tranquilles. Nous les tenons tou-
jours en respect et notre infanterie arrive. Dans
une iieure, ils auront disparu.
A dire vrai, nous n'en sommes pas aussi cer-
tains que nous le disons. Nos adversaires sont
certainement nombreux et ils ont du canon.
Nos fantassins avaient au moins quinze kilo-
mètres à faire avant (jue les premiers éléments
de leur avant-garde puissent déboucher sur le
pont de Jaulgonne. S'ils ne sont pas partis
avant le jour, ils ne seront ici que vers onze
heures, et il en est neuf à peine. Déjà l'artil-
lerie allemande commence à tirer sur le village.
Tout à coup, comme nous arrivons sur la
grande place, nous voyons déboucher un
groupe de trois cavaliers à pied. Ils sortent
d'une ruelle qui dégringole à pic sur la Marne.
Ce sont des hommes du peloton de F... Deux
d'entre eux soutiennent le troisième, que nous
reconnaissons tout de suite. C'est Laurent, un
brave et bon garçon, qu'à l'escadron tout le
monde estime. Notre cœur se serre. Son œil
gauche ne présente plus qu'une large tache
rouge d'où le sang coule à Ilots, inondant ses vê-
tements. Use plaint tout doucement et, aveuglé
par le sang, se laisse conduire comme un enfant.
Le brigadier qui l'accompagne nous explique :
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 125
— Une balle lui est entrée au-dessus (Icrœil...
On ne sait pas si l'œil lui-même est touché...
Le capitaine saute à terre.
— Eh bien, Laurent, ne craignez rien, mon
brave, on va vous soigner. Ce ne sera peut-être
rien. Venez avec moi, nous allons vous con-
duire à Fambulance de la Croix-Rouge qui est
ici.
Et alors, entre deux gémissements, le blessé
prononce cette phrase dont je me souviendrai
longtemps :
— .Mon capitaine..., est-ce qu'ils n'ont pas
enlevé leurs canons?
11 s'intéresse encore à la bataille. J'ai su
depuis que F... voyait les pièces allemandes et
que c'était sur elles qu'il concentrait les feux de
son peloton. Laurent aurait bien voulu qu'on
les eût forcées à s'en aller. On l'entraîne à l'am-
bulance. Je continue ma marche vers le pont.
La canonnade et la fusillade font toujours rage.
Mais aucun projectile n'arrive jusqu'à la berge
(jue nous venons d'atteindre. 11 faut maintenant
recommencer l'énervante marche au pas, par
quatre, sur le pont sonore et oscillant. Je m'en-
gage dans l'étroit passage avec les quatre pre-
miers cavaliers. Le parcours me semble moins
long, car mon œil s'amuse à contempler le
spectacle des prairies vertes qui bordent la rive
opposée de la rivière.
126 EN CAMPAGNE
Le colonel a fait prendre au reste de la bri-
gade des dispositions de combat qui permettront
de concentrer des feux violents sur le pont et
sur la rive opposée au cas où nous ne pourrions
nous y maintenir. Même, à gaucbe, un esca-
dron, tapi dans une carrière de sable, exécute
des feux sur les hauteurs d'où partent les coups
de canon. De tous côtés, utilisant les moindres
abris, les chasseurs d'Afrique ont garni le bord
de la Marne. Au-dessus des troncs d'arbres
abattus, des talus, des fossés, on aperçoit des
têtes curieuses coiffées du taconnet kaki.
Mais je n'étais pas au bout de mes peines. Au
moment où j'ai presque atteint la terre ferme, le
colonel m'envoie l'ordre, par le capitaine D...,
de faire demi-tour, de repasser la rivière et
d'aller avec tout mon escadron occuper un pâté
de maisons situé à gauche du pont. Evidem-
ment, c'est là une sage précaution. Bien qu'au-
cun coup de feu n'ait été tiré de ce côté, il se
pourrait fort bien que du monde ait pu filtrer au
travers des bois qui descendent jusqu'à mi-côte.
Mais je ne m'attendais pas aux pénibles minutes
que j'allais passer.
Au moment précis où je repartais dans la
nouvelle direction et où je recommençais pour
la troisième fois l'odieux et lent voyage, les
tireurs ennemis, cliangeant leur objectif, pren-
nent le pont comme point de mire et voilà que
L'AFFAIRE DE JAULGO>'NE 127
les- balles viennent recommencer à nos oreilles
leur énervante musique. Qu'on se Ggure un peu
notre situation et l'on jugera qu'il n'en peut
^ère être de plus exécrable : se trouver sur un
pont mince comme un fil, tenant comme par
miracle au-dessus d'une profonde rivière, voir
ce pont pris en enfilade par un fou nourri de
mousqueterie et être obligé de faire au pas de
son cheval les 200 mètres que mesure le trajet.
Peut-on imaginer pire calamité? Si nous étions
à pied, que nous puissions courir, dépenser nos
forces pour nous mettre à l'abri, puisque nous
ne pouvons les employer à nous défendre, ce ne
serait rien. Mais être sur de bons chevaux qui,
en quelques foulées de galop, nous amèneraient
derrière le rempart des maisons et, au lieu de
les stimuler, être obligé de les maintenir, voilà
qui est désagréable et nous fait trouver la situa-
tion stupide.
Je regarde les quatre braves cliasseurs qui
maintenant se trouvent devant moi. Instinctive-
ment, ils font le geste de remonter leurs épaules
le plus haut possible comme pour cacher leur
tête derrière elles. Mais aucun ne hâte le pas.
Aucun ne se retourne vers moi pour implorer
l'ordre d'une allure plus rapide. Quel concert
désagréable nous entendons! Tandis que les
pieds des clievaux martèlent des notes graves et
sourdes, les balles, au-dessus et autour de nous.
128 EN CAMPAGNE
font entendre des claquements grêles et des sif-
flements singuliers qui n'ont rien d'harmonieux.
Heureusement qu'ils tirent de loin et indig^ne-
ment mal, car. à la modeste vitesse où nous
sommes, nous devons offrir une cible commode.
Encore vingt mètres. Encore dix mètres. Enfin!
nous voici à l'abri.
Je transmets les ordres du colonel au capi-
taine, qui vient de nous rejoindre. Je reçois mis-
sion d'occuper le jardinet d'une maison assez
importante qui est située tout au bord de la
Marne et qui est la construction la plus avancée
du petit groupe de bâtisses placées à gauche du
pont. Après avoir logé mes chevaux dans une
ruelle qui la sépare de la bicoque voisine, je
vais reconnaître mon terrain. La maison est un
restaurant champêtre qui, à la belle saison,
devait être un but de promenade pour les rive-
rains. En passant sur la terrasse qui a été amé-
nagée au bord de la rivière, j'y trouve le
désordre habituel aux lieux (jui ont été occupés
par les Allemands : tables renversées, bouteilles
brisées, relent de futailles et débris de vaisselle.
Le jardinet offrira peu d'abri à mes hommes.
Toutefois, conciles derrière une sorte d'épaule-
ment en terre qui le clôt vers la forêt, ils seront
au moins dissimulés aux vues. Rapidement j'y
place mes tirailleurs. Je pousse une patrouille
à pied jusqu'à l'entrée du bois et je reporte
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 129
mon attention sur ce qui se passe vers le pont.
Pendant que je m'occupais à exécuter les
ordres du capitaine, je ne me suis pas aperçu
que la situation a notablement chang-é et que les
chances que nous avions de pouvoir remplir
notre mission jusqu'au bout deviennent bien
plus grandes. En effet, l'artillerie allemande ne
tire plus sur le village. Maintenant, son feu
s'est accéléré et ses shrapnells passent en sif-
flant au-dessus de la brig-ade. Nous percevons
leurs éclatements beaucoup plus loin, de l'autre
côté de l'eau, vers la lisière des bois qui cou-
ronnent les hauteurs d'où, ce matin, je contem-
plais le paysage radieux. C'est donc que l'avant-
garde de notre corps d'armée débouche. Dans
une demi-heure, elle sera là et les cavaliers
allemands, nous en sommes certains, ne tien-
dront pas longtemps.
Mais nos braves fantassins ont fait mieux
encore. Sans doute ont-ils trouvé un chemine-
ment parfait, ou bien les artilleurs allemands,
hypnotisés par le village, ne les ont-ils point
aperçus. Car voilà que se présente à moi un des
plus jolis et des plus émouvants spectacles qu'il
m'ait été donné de contempler depuis le début
de la campagne.
D'où je suis, de la berge, je vois au-dessus et
près de moi la mince ligne du pont. Tl semble
que personne ne voudrait plus s'y risquer, main-
130 EN CAMPAGNE
tenant qu'on le sait en butte au tir de l'ennemi.
Et. tout à coup, je vois paraître cinq hommes qui
s'y engagent. Je les distingue parfaitement. Ce
sont des fantassins. 11 y a un officier et quatre
hommes. L'officier marche devant, tranquille-
ment, un bâton sous le bras droit, sa main gauche
balançant une carte, qui fait une tache blanche sur
le bleu de la capote. Et, derrière lui, les hommes
en file, courbés sous le sac, le képi en arrière,
l'arme à la main, marchant d'un pas ferme sans
précipitation. On croirait être aux manœuvres.
Leurs jambes se silhouettent un instant sur
l'azur du ciel. Ils semblent qu'ils marchent au
pas cadencé et, instinctivement, je ne puis
m'empêcher de compter : un..., deux, un...,
deux, chaque fois que leurs pieds reposent sur
le tablier du pont. Mais, au moment où le petit
groupe atteint le milieu de sa course, un siffle-
ment suivi d'une explosion assourdissante nous
fait battre le cœur à tous. Et aussitôt on perçoit
le bruit bizarre que font une multitude de balles
et d'éclats tombant dans l'eau. Les Allemands
ont vu que notre infanterie commençait à tra-
verser la rivière et maintenant ils tirent à mi-
traille sur le pont. Je regarde de nouveau mes
fantassins. Ils sont encore là tous les cinq et ils
continuent leur marche du même pas décidé et
calme : un..., deux, un...., deux. Ah! les braves
gens! Comme je voudrais les applaudir, leur
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 131
crier bravo ! Mais ils sont trop loin et le l)ruit de
la fusillade qui n'a pas cessé empêcherait ma
voix d'arriver jusqu'à eux.
Dès qu'ils sont arrivés sur la rive, un autre
petit groupe s'engage dans l'étroit passage, puis
après celui-là un autre. Et chacun est salué par
un ou deux obus dont les éclats retombent dans
l'eau en lourde pluie. Mais la Providence pro-
tège nos soldats. La silhouette du pont est bien
mince et les artilleurs des divisions de cavalerie
allemandes sont de piètres pointeurs. Le pro-
jectile éclate toujours ou trop loin, ou trop près,
ou trop haut, ou trop bas. Et, dès qu'une cen-
taine d'hommes a pu passer, dès que les pre-
miers tirailleurs, escaladant les hauteurs qui
dominent à pic la rivière, commencent à débou-
cher sur le plateau, subitement le silence se
fait. La cavalerie ennemie a lâché pied. Notre
corps d'armée pourra passer la Marne sur le
pont de Jaulgonne.
Maintenant le bataillon d'avant-garde tout
entier s'engage sur le pont pour prendre pied
sur le plateau. Vite notre brigade est rassemblée.
Nos chasseurs s'empressent et s'ingénient pour
faire boire leurs chevaux. Les musettes rem-
plies d'avoine sortent des sacoches. Un instant
après, personne ne se douterait que l'on vient
de se battre ici. Les hommes cassent la croûte
rapidement, car nous savons que la halte ne
132 EN CAMPAGNE
sera pas longue et qu'il va falloir reprendre la
poursuite sans répit jusqu'à la chute du jour.
Avec mon capitaine et mes camarades, nous
nous réjouissons quelafTaire ait pu se terminer
pour l'escadron sans plus de pertes. F... revient
de voir Laurent, le blessé de son peloton. Les
docteurs espèrent que l'œil sera sauvé. Il ne
faut donc pas nous plaindre.
Mais déjà on reboucle les sacoches et on re-
bride les chevaux. Je vais remplacer à la pointe
d'avant-garde le premier peloton. Le colonelme
fait appeler. Il me donne l'ordre de me porter
immédiatement sur la route de Fismes, de
fouiller tranquillement les environs et de pren-
dre pied sur les liauteurs qui dominent la
vallée.
Mon peloton décolle rapidement et je me ré-
jouis une fois de plus à la vue de mes cavaliers
rayonnant de gaieté à la pensée de courir sus à
l'ennemi. Il va falloir s'éloig-ner sans tarder,
dépasser les premiers éléments d'infanterie qui,
eux aussi, font iialte maintenant pour donner
aux hommes le temps de prendre leur repas.
Je détache mes éclaireurs de pointe. Les petits
chevaux nerveux s'éloignent au galop sur la
route blanche et je vois mes chasseurs mettre
sabre au clair avec un geste aisé et décidé qui
me ravit, il semble dire : « Venez-y, venez-y...,
nous sommes là. » Me voici cheminant bien
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 133
tranquille. Je sais que j'ai devant moi de bons
yeux qui m'éviteront toute surprise .
Vite une escouade à gauche qui grimpe sur la
■crête. Les chevaux s'agrippent au sol fortement
incliné, font débouler les cailloux et les mottes
de terre. Ils donnent de rudes efforts pour
grimper le versant abrupt de la colline. Leurs
jarrets se tendent violemment et ils semblent
s'exciter les uns les autres, jouer à qui arrivera
le premier au sommet. Leurs cavaliers, déployés
en fourrageurs, mettent des taches rouges et
bleues parmi la grisaille des chaumes. Ils mon-
tent, ils montent, puis disparaissent derrière la
crête. Un seul se voit encore. C'est lui qui m'as-
sure que ce petit groupe détaché de mon pelo-
ton restera bien à ma (hsposition, ne s'égarera
point dans une fausse direction; il m'assure que
j'ai aussi et toujours de bons yeux sur ma
gauche. Si quelque danger devait venir de ce
côté, je sais qu'il me transmettra le signal
convenu que lui aura fait son brigadier. Et je
n'aurai qu'à galoper jusque là-haut pour juger
la situation par moi-môme. Sa silliouette se
découpe sur le ciel pur. On distingue tous les
détails du corps de l'homme, de celui du cheval,
ceux de l'équipement et du harnachement, le
sabre courbe, l'encolure gracieuse, les jambes
nerveuses, l'énorme paquetage. Je reconnais le
cavalier et je sais le nom de la monture. L'un
134 EN CAMPAGNE
et l'autre sont de bonne trempe. Allons, me
voici tranquille à gauche.
A notre droite, le terrain descend à pic sur
une étroite vallée au fond de laquelle coule un
ruisseau aux eaux claires.
Entre les arbres verts, on aperçoit par en-
droits des taches miroitantes où le soleil met
des reflets métalliques. Et, de l'autre côté,
s'élèvent les hauteurs couvertes par la forêt de
Riz. J'aperçois à la lisière de cette forêt les
ruines imposantes et tristes d'un splendide châ-
teau. J'interroge un gamin qui, au bord de la
route, nous regarde d'un air à la fois craintif et
joyeux :
— Dis donc, petit, qui a brûlé le beau châ-
teau, là-bas?
— M'sieur, c'est eux. Et puis ils ont tout pris,
toutes les belles choses. Même qu'ils ont em-
porté tout sur de grandes voitures et après ils
ont mis le feu. Mais tout n'est pas brûlé et
encore ce matin il en est venu beaucoup avec
des chevaux. Et ils cherchaient toujours de-
dans.
Je détache une autre escouade vers le châ-
teau en lui recommandant de suivre d'abord la
lisière du bois et de l'aliorder avec précaution.
Les cavaliers se faufdent par les interstices du
talus bordant la route. Ils s'éparpillent parmi
les boqueteaux semés au flanc de la croupe
L'AFFAIRE DE JAL'LGONNE 135
que nous contournons. Me voilà gardé à droite.
D'un temps de trot, je monte jusqu'à l'en-
droit 011 la route atteint le plateau. Au moment
où je vais y parvenir, je rencontre un groupe
nombreux de villageois. Hommes, femmes, en-
fants s'avancent vers nous avec des airs joyeux.
Je les vois qui interpellent mes éclaireurs de
pointe. Des hommes leur font de grands signes,
leur indiquant, de leur bras tendu, la direction
du nord-est. C'est toute la population du Char-
mel qui vient à notre rencontre.
Le Charmel est un petit village situé à l'in-
tersection des routes qui mènent l'une vers
Fismes et l'autre vers Fère-en-Tardenois. Il
semble accroché à flanc de coteau, car tandis
que la route de Fère-en-Tardcnois continue à
suivre le plateau, celle de Fismes plonge brus-
quement à cet endroit et disparaît dans la val-
lée. Les maisons du Charmel s'étagent entre
ces deux chemins. Les gens du village étaient
donc bien placés pour voir la retraite do l'en-
nemi. Chacun d'ailleurs essaye de dire son
mot. Je m'adresse directement à un grand
homme sec et hâlé, à la moustache poivre et
sel, qui a conservé une allure mihtaire et semble
plus calme que la plupart de ceux qui l'en-
tourent. Par lui, je peux avoir des renseigne-
ments assez clairs.
— Mon lieutenant, voilà... Ils ont filé ce matin
136 EN CAMPAGNE
de bonne heure avec beaucoup de canons et de
chevaux. L'artillerie est partie tout droit vers
Fismes, par la route. La cavalerie marchait à
travers champs. Elle a disparu au delà de la
crête que vous voyez là-bas, de l'autre côté du
vallon. Et puis, sur les huit heures, voilà qu'il
en est revenu. Combien?... Deux, trois régi-
ments, peut-être, et des canons. Ils redescen-
daient vers Jaulgonne. Je crois qu'ils voulaient
détruire le pont. Mais, comme ils arrivaient au
tournant de la côte, pan ! pan ! ils ont reçu des
coups de fusil. Alors, nous sommes rentrés
chez nous, vous comprenez. Et on a fermé la
maison, car le canon s'est mis à tirer. Et quand
nous n'avons plus rien entendu, nous sommes
ressortis et nous les avons vus qui filaient à
travers champs, comme les autres, et dans la
même direction. Mais il se pourrait bien qu'il
en soit resté quelques-uns dans les bois ou dans
les fermes, de l'autre côté de la forêt de Riz...
Mon sous-officier l'interrompt :
— Mon lieutenant, les éclaireurs... Ils vous
font signe...
En <|uelques foulées de galop, je les ai re-
joints. Ils me montrent au loin, à quinze cents
mètres de nous environ, sur la crête en face,
un petit groupe de cavaliers auprès d'une meule
et, à flanc de coteau, une patrouille de quelques
dragons allemands qui circulent à petits pas, la
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 137
lance baissée, et, par instants, s'arrêtent, font
face de notre côté.
Je saisis ma jumelle et je regarde attentive-
ment dans la direction de la meule. Et alors je
disting-ue nettement un spectacle qui me fait
passer un frisson de joie. Les cavaliers ont mis
pied à terre. Leurs chevaux ont été mis à l'abri
de la meule. Trois des personnages se sont
détachés des autres et forment un petit groupe
bien séparé. Je ne peux distinguer le détail de
leurs uniformes, mais je vois très nettement
qu'ils regardent avec leurs lorgnettes dans notre
direction. Par instants ils se rapprochent de
l'un d'eux et doivent consulter la carte qu'il
tient. Et voilà que de derrière la meule sort un
liomme à pied qui se silhouette merveilleuse-
ment à l'horizon. Il plante en terre, à côté de
lui, un fanion de forme carrée que la brise fait
onduler légèrement. Il me semble qu'il est mi-
partie noir et blanc. Il n'y a pas à en douter,
nous sommes là en face d'un état-major. Donc
ils ne sont pas bien loin, ils se sont arrêtés,
peut-être ont-ils l'intention cette fois d'accepter
le combat à larme blanche. A cette seule pen-
sée, que je communique à mes hommes, tous les
cœurs se mettent à battre; le vain espoir nous
revient, malgré tout, de voir se réaliser notre
rêve. Il n'y en a pas un qui ne soit certain que
la division de la Garde a bien voulu interrompre
138 EN CAMPAGNE
sa fuite, que notre brave brigade de légère l'at-
taquera sans hésiter et la taillera en pièces. Je
mets en hâte pied à terre et rédige rapidement
mes renseignements. Je dis ce que j'ai vu et ce
que m'ont appris les liabitants, puis j'appelle
un de mes chasseurs :
— Au colonel, au galop !
Sous r éperon, le petit cheval alezan fait un
brusque demi-tour et dévale en trombe la route
poudreuse. En attendant des ordres, j'installe
soigneusement mon poste. Je pousse des éclai-
reur.s sur le plateau et jusque dans la forêt de
Fère. Je prescris des patrouilles à mes gradés.
Puis je reprends mon poste d'observation sous
un gros arbre à l'aspect vénérable qui a dû voir
passer bien d'autres générations et assister à
bien d'autres guerres. Autour de moi, les villa-
geois se rassemblent en si grand nombre que je
suis obligé de les faire repousser par mes
hommes jusque dans le Charmel. Pour consoler
les pauvres gens, je leur dis :
— Dispersez-vous. Ils vous prendraient pour
une troupe en armes et vous tireraient des coups
de canon.
Je ne perds pas de vue mon état-major. Je
voudrais que ma jumelle pût mieux me faire
distinguer à qui j'ai affaire. Je voudrais voir
leur attitude, connaître l'expression des visages
de ces reîtres orgueilleux qui depuis quatre
L'AFFAIRE DE JAULGONNE 13?
jours fuient rapidement devant nous et refusent
toujours un véritable combat. Je me figure que
parmi eux doit se trouver le rittmeister à nuque
débordante et à joues roses qui, après l'orgie
de cette nuit au château de Condé, a oublié sa
casquette suspendue au lustre de la salle à man-
ger. Qu'il me tarde de voir déboucher la bri-
gade, de recevoir les instructions du colonel!
Mais les voici. Mon cavalier revient, gravis-
sant au trot la route qui vient de Jaulgonne.
Hélas! ce n'est point ce que j'attendais.
Rester sur place jusqu'à nouvel ordre en con-
tinuant à observer et à se garder dans la direction
de l'ennemi.
L'homme me donne des détails. L'infanterie,
en grande partie, a déjà passé le pont. De l'ar-
tillerie aussi est déjà sur cette rive. Comme il
achevait sa phrase, un fracas de roues et de
chaînes me fait tourner la tête et je vois, der-
rière nous, dans les chaumes du plateau, deux
batteries de 75 qui prennent position. Ah! ah!
nous allons donc leur envoyer notre salut, au
général qui plastronne là-bas, et à son aide de
camp, le rittmeister que j'imagine être à ses
côtés, raide et obséquieux. Mes chasseurs et
moi nous regardons gaiement la mise en batte-
rie. Comme nous l'aimons tous, ce bon petit
canon qui, si souvent, dans les moments criti-
ques, est venu nous apporter le soutien de ses
140 EN CAMPAGNE
terribles projectiles! Ils l'aiment bien aussi, les
braves canonniers que nous voyons sauter légè-
rement de leur caisson, décrocher leur pièce
rapidement et la pointer avec des soins frater-
nels dans la direction de l'ennemi.
Debout sur un talus, la jumelle aux yeux, un
chef d'escadrons crie des commandements que
se répètent de l'un à l'autre les jalonneurs. Et,
tout à coup, quatre détonations stridentes et
sèches se font entendre derrière nous. Le siffle-
ment des obus, qui frôlent presque nos tètes, est
impressionnant, et, bien que nous sachions qu'il
n'y a point de danger, nous nous baissons ins-
tinctivement. Mais aussitôt nous nous redres-
sons pour regarder l'effet produit.
Quel dommage! la hausse était un peu courte.
Nous voyons distinctement quatre petits flocons
blancs paraître à flanc de coteau, un peu au-
dessous du groupe d'officiers allemands. Ah! ils
ne se le font pas dire deux fois ! Je les vois se
sauver à toutes jambes, tandis que les cavaliers
placés derrière la meule entraînent rapidement
les chevaux. Le porte-fanion, lui, part le der-
nier, fermant la marche avec un peu plus de
dignité. Mais ils n'ont pas mis dix secondes à
disparaître tous. Il ne reste plus en vue que les
dragons de la patrouille. Ceux-ci gagnent la
crête au grand galop.
Mais, au moment où ils l'atteignent, la
L AFFAIRE DE JAULGONNE 141
deuxième batterie ouvre le feu. Cette fois, la
hausse est juste. Les quatre flocons blancs
apparaissent exactement sur l'emplacement
occupé par l'état-major la seconde précédente,
deux à droite, deux à gauclie de la meule. Et
nous ne voyons plus de la patrouille que deux
chevaux sans cavalier qui s'enfuient éperdu-
ment vers les bois.
Alors, les deux batteries ouvrent un feu
d'enfer.
Tandis que l'ordre m'arrive de reprendre le
mouvement en avant et que mes braves chas-
seurs se remettent avec ardeur à la poursuite,
elles ont allongé leur tir avec une précision
mathématique. Maintenant les obus éclatent de
l'autre côté de la crête. Je me plais à me repré-
senter ce qui doit se passer sur l'autre versant,
où sans doute la division était massée. Tout en
surveillant la vigilance et l'adresse de mes éclai-
reurs, mon imagination s'amuse à évoquer la
fuite éperdue des brillants cavaliers de la Garde.
VI
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL
19 septembre.
Ce matin, vers six heures, quand nous marnes
le nez hors de la paille où nous avions dormi,
mon camarade F... et moi, nous eûmes une
très désagréable surprise. Ce fut d'entendre
dans la nuit noire le petit bruit monotone de
l'eau qui tombe goutte à goutte de la pente
inclinée du toit sur le pavé.
Hier, en arrivant à Pévy, à onze heures du
soir, nous avions cherché asile dans une sorte
de maison paysanne. L'iiôtesse, une bonne
vieille de quatre-vingts ans, avait mis à notre
disposition une petite pièce carrelée et nue où
nos ordonnances avaient fait de quelques I)ottes
de paille un lit somptueux. La nuit avait été
exquise. Le réveil eût été joyeux sans cette
navrante constatation :
— Il pleut, fit F...
Je ne pus que me ranger à son avis. Ceux
444 EN CAMPAGNE
qui ont été soldats, et surtout cavaliers, savent
tout ce que contiennent de désolant ces deux
mots : il pleut.
Il pleut, ce sont les vêtements transpercés,
c'est le manteau trempé, pesant au moins vingt
kilogrammes, c'est l'eau ruisselant du schako le
long de la nuque et du dos, ce sont surtout les
bottes transformées en deux petites mares où
les pieds barbotent lamentablement. Ce sont les
routes défoncées, la boue giclant jusqu'au visage,
les clievaux glissant, les rênes raidies, la selle
transformée en bain de siège. C'est le peu de
linge propre, qu'on emportait, — trésor pré-
cieux, — dans ses sacoches, devenant un
paquet humide où le cuir détrempé a imprimé
de larges et ineffaçables taches jaunes.
Mais il ne faut pas penser à tout cela. L'ordre
comportait : les chevaux sellés, l'escadron prêt
à monter à cheval à six heures trente. Il doit
être exécuté.
La nuit est toujours complète. Je sors dans la
cour après avoir rabattu la calotte de campagne
sur mes oreilles. Allons, le mal est moins grand
que je ne le craignais. Il ne pleut pas, il bruine.
Le temps est doux, pas le moindre souffle de
vent. Une fois le manteau mis, il nous faudra
bien des heures avant de sentir notre chemise
mouillée. Au fond de la cour, des hommes
s'agitent autour d'un petit feu. Leurs ombres
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL 145
vont et viennent devant la lueur rougeàtre. Ils
font le café, le jus, comme ils disent, ce quart
de jus indispensable dans lequel le pain trempé
leur semble un régal sans lequel on ne peut
faire un bon soldat. Par les ruelles boueuses, je
cours à mon peloton, sautant de-ci de-là pour
éviter les flaques. Le jour se lève pâle et
morne. De la terre détrempée monte comme
une odeur fade.
— Rien de nouveau, mon lieutenant.
Dans la teinte grisâtre de l'aube, le marécbal
des logis me rend compte. J'ai pleine confiance
en lui. C'est un vieux sous-of(icier qui connaît
son affaire. Petit, sec, sang-lé dans sa tunique,
il a conservé, malg:ré toutes nos misères, le cbic
spécial du sous-officier de légère. Je sais qu'il a
déjà fait sa ronde derrière les chevaux, une
chandelle à la main, flattant les croupes, cher-
chant d'un œil vigilant si quelque membre n'est
pas endommagé d'un coup de pied ou d'une
prise de longe.
Dans la grande cour de la ferme abandonnée
et pillée où ils ont cantonné, les hommes se
hâtent, donnant le dernier coup de sangle et
ciierchanl leur place dans le rang. J'avale vive-
ment le quart de café tiède et fade que m'ap-
porte mon ordonnance, puis je vais prendre les
ordres du capitaine sur la place. Il n'est encore
rien venu de la part du colonel, cantonné à la
10
146 EN CAMPAGNE
ferme de Vadiville, à deux kilomètres de nous.
Allons, de la patience! Nous sommes accou-
tumés à ces parties de drogue depuis les quelques
jours que l'armée se trouve arrêtée devant la
formidable ligne fortifiée que les Allemands
ont établie en arrière de Reims. C'est là, cer-
tainement, une des choses les plus découra-
geantes qui soient. Mais elle est inévitable et
rien ne sert de se plaindre. Je remonte len-
tement la grimpette qui mène à mon cantonne-
ment.
Pévy est un assez pauvre village adossé au.x;
dernières pentes d'une ligne de hauteurs paral-
lèle à la route de Reims à Paris. Ses maisons,
tassées les unes contre les autres, semblent
s'être groupées à leurs pieds pour s'abriter
contre le vent du nord. Les quelques ruelles
qui sillonnent le village grimpent à pic au flanc
de la colline. Nous allons être obligés de piétiner
dans la boue gluante de leur chaussée jusqu'à
ce que les ordres arrivent.
En passant devant l'église, l'idée me vient de
la visiter. Depuis le début de la guerre, nous
avons eu rarement l'occasion d'entrer dans
celles des villages que nous traversions. Les
unes étaient fermées, le curé étant parti pour
l'armée ou le village ayant été abandonné
devant l'invasion. Les autres avaient servi de
point de mire aux batteries ^et ne formaient
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL 147
plus au milieu du villag-e qu'un amas de ruines
plus liautes et plus angoissantes.
Celle de Pévy semble accrochée au versan
du coteau. On y accède par un étroit escalier de
pierres grisâtres qui grimpe entre deux mu-
railles couvertes de mousse. On traverse
d'abord l'iiumble petit cimetière campagnard où
de pauvres tombes à demi carchées sous les
herbes montrent de naïves et pieuses inscrip-
tions.
« Ci-gît... Ci-gît... Priez Dieu pour lui... »
Et toujours le cœur se serre quand on foule
ces dernières demeures de ceux qui ne sont
plus. Pas un héros, pas un homme célèbre ne
repose au miheu d'eux sous un magnifique mo-
nument de marbre ou de granit. Mais combien
sont là qui dorment et qui vivaient joyeux tout
autour de cet enclos, dans les maisons que l'on
aperçoit d'ici même, qui ont souffert là, y ont
aimé et ont été aimés! Combien d'autres y sont
déjà oubliés et reposent sous les pierres plus
vertes dont les inscriptions déjà s'efTaceut ! Ce
matin, sous le ciel lourd et morne, l'impression
est plus navrante encore.
Je distingue à peine dans le gazon l'étroit sen-
tier qui mène à l'entrée. Sous mes pas, les gout-
telettes accrochées aux herbes giclent sur mes
bottes. L'humidité me pénètre tout entier, car
la bruine tom!)C toujours, fine et tenace. Der-
148 EN CAMl^AGNK
rière moi, le village s'estompe et l'on distingue
mal les détails des toits et l'enchevêtrement des
cheminées.
Sous une arcade basse et sombre, je pousse
une lourde porte ferrée de larges clous et je pé-
nètre dans l'église. Et, tout de suite, j'éprouve
une impression de détente, de bien-être et de
repos. Qu'elle me paraît émouvante dans son
humble simplicité, la petite église de Pévy !
Figurez-vous une sorte de salle aux murs nus,
dont la voûte est soutenue par deux rangées de
larges piliers. Le jour gris pénètre à peine par
d'étroites verrières à ogive. Point d'horribles
vitraux modernes à bon marché, mais une mul-
titude de petits vitraux blancs rectangulaires
bordés de plomb. Tout cela est simple et fruste,
mais de cette simplicité même se dégage une
noble et touchante poésie. Et puis, ce qui
charme par-dessus tout, c'est que la pâle
lumière qui pénètre dans le temple n'éclaire pas
des murs recouverts de l'horrible badigeonnage
que nous sommes accoutumés de voir sur ceux
de la plupart de nos églises villageoises.
Celle-ci est une vieille, très vieille église. Le
style en est imprécis, car elle fut sans doute
construite, endommagée, détruite, reconstruite
et réparée sous de nombreuses générations.
Mais ceux (jui l'ont conservée jusqu'à ce jour
ont évité le lamentable crépissage qui en a défi-
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL 149
guré tant d'autres. Les murailles sont faites de
nobles et larges pierres où le temps a mis le ca-
chet mélancolique de son empreinte. Nulle gro-
tesque peinture n'en attriste la beauté tran-
quille, et la lumière blafarde, qui filtre à cette
heure matinale, les éclaire d'une teinte vag-ue et
<louce.
Aucun tableau, aucun ornement ne vient en
outrager les murs. Seules les stations du chemin
de croix montrent des images d'une facture
presque enfantine et tellement naïve qu'elles
doivent être l'œuvre patiente de quelque artiste
campagnard. Et cela encore ajoute une note
émouvante à l'harmonie des formes.
Mais un bruit léger, une sorte de murmure
monotone et doux venant de l'autel, attire mon
attention. Dans l'ombre presque complète qui a
envahi le chœur, je distingue alors les six étoiles
que font les six cierges allumés. Devant le ta-
bernacle, une grande ombre blanche se dresse,
presque immobile, semblable à quelque fantôme.
Au bas des marclies, une autre ombre agenouil-
lée, la tète penchée vers les dalles, n'a pas
bougé à mon approche. J'avance sur la pointe
des pieds, avec d'infinies précautions. Il me
semble que je commets un sacrilège en venant,
moi profane, troubler ces deux hommes qui
prient là, tout seuls, dans la demi-nuit de ce
triste matin. Mon àme est en value d'une émo-
loO EN CAMPAGNE
tion sans bornes et je me sens si peu de chose
auprès d'eux et parmi l'adorable mystère du lieu,
que je m'agenouille humblement, presque timi-
dement, dans l'ombre d'un des gros piliers
proches de l'autel.
Maintenant je distingue plus nettement les
êtres. Un prêtre est là qui dit la messe. Jeune
encore, de haute taille, il a pour officier des
gestes nobles et lents. Il ignore que quelqu'un
est là qui le contemple de tous ses yeux. On
ne peut pas supposer quil parle et agit pour
impressionner de nombreux fidèles. Et pourtant
il a une manière de s'agenouiller, d'étendre les
bras et de regarder bien haut vers l'humble
croix dorée placée en face de lui, qui fait devi-
ner toute l'ardeur d'une prière fervente. Parfois
il se retourne vers le fond de l'église pour pro-
noncer les paroles rituelles. Son visage, doux et
grave, encadré par la barbe naissante, semble
un visage d'apôtre, tant l'irrésistilde foi brille
dans ses yeux. Et je suis tout surpris de voir,
sous les vêtements sacerdotaux, le bas d'un
pantalon rouge et des pieds chaussés d'énormes
godillots couverts de boue.
Au bas des marches, l'ombre agenouillée est
maintenant plus distincte. L'homme porte sur
sa capote d'infanterie râpée le brassard blanc à
croix rouge d'infirmier. Ce doit être certaine-
ment un prêtre, car je distingue, parmi les che-
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL 151
veux bruns, la trace plus claire de la tonsure
abandonnée.
Alternativement, à demi- voix, ces deux
hommes prononcent les paroles de prière, pa-
roles de paix, de repentir ou de supplication.
Elles me paraissent une musique exquise, ces
harmonieuses phrases latines qui parviennent
jusqu'à moi. Et, comme pour les accompagner,
au loin, du côté de Saint-Thierry et de Berry-
au-Bac, le canon fait entendre sans discontinuer
sa voix profonde.
Pour la première fois de la campagne,
j'éprouve une sorte d'angoissante mélancolie.
Pour la première fois, je me sens tout petit,
tout misérable et presque une inutile chose à
côté de ces deux belles figures de prêtres qui,
dans la solitude de cette église de campagne,
prient pour ceux qui tombent là-bas sous la mi-
traille.
Comme en un tel moment je me méprise et
m'injurie! Comme j'éprouve un immense dé-
goût de l'existence stupide que je menais jus-
qu'ici, dans ma vie de garnison, en plaisirs
grossiers et en folles ripailles ! Et j'ai honte de
moi-même, en songeant que chaque jour la
mort me frôle et que je peux disparaître aujour-
d'hui ou demain après tant de jours gâchés et
inutiles.
Sans effort, presque malgré moi, des paroles
152 EN CAMPAGNE
pieuses reviennent sur mes lèvres, ces paroles
que ma chère mère m'apprenait, sur ses genoux,
il y a des ans et des ans. Et j'éprouve une jouis-
sance très douce à retrouver des mots quasi
oubliés :
— Pardonnez-nous nos offenses... Priez pour
nous, pauvres pécheurs...
Il me semble que tout à l'heure je partirai
meilleur et plus fort pour aller au combat. Et,
comme pour m'encourager et m'approuver,
voilà qu'un rayon de soleil très pâle entre par
la verrière.
— Ite, missa est. . .
Le prêtre s'est retourné. Cette fois, je crois
qu'il a baissé les yeux sur moi et j'ai l'illusion
que ce regard est comme une bénédiction et
une absolution.
Mais, subitement, j'entends dans la rueUe
voisine un grand bruit de gens qui courent et
de chevaux qui piétinent.
— A cheval!... A cheval!
Il me faut quitter à regret la petite église de
Pévy. J'aurais tant voulu attendre la sortie de
ces deux prêtres, leur parler, causer avec eux
d'autres choses que de la guerre, de massacres
et de pillages. Mais le devoir est là qui m'ap-
pelle à mes liommes, à mes chevaux, à la ba-
taille.
Quelques instants après, comme je passe en
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL lo3
tête de mon peloton devant la grande ferme où
est établie l'ambulance divisionnaire, j'aperçois
l'abbé sortant d'une grange, mancbes retrous-
sées et le képi sur l'oreille. Il porte un grand
seau de lait.
Je reconnais son clair regard. Il me reconnaît
sans doute aussi, car, quand nos yeux se ren-
contrent, il a pour moi un bon sourire.
Et aujourd'lmi je vais au combat le cœur plus
léger et F âme plus sereine. i Â..wJ
28 septembre.
Depuis six jours, nous sommes cantonnés à
Montigny-sur-Vesle, joli petit village accroché, à
flanc de coteau, sur les hauteurs situées à vingt
kilomètres à l'ouest de Reims. Pour la première
fois de la campagne, nous goûtons là quelque
repos. En avant de nous, la lutte se continue
entre tranchées françaises et allemandes, ren-
dant impossible toute utiHsation de la cavalerie.
Le régiment doit simplement fournir chaque
jour deux pelotons destinés à assurer la liaison
entre les deux divisions du corps d'armée.
Quel bonheur de pouvoir enfin jouir d'un
repos presque complet! Quelle volupté de cou-
cher ciiaque soir dans un bon lit, de se lever sur
le coup de sept iieures, de voir dans les granges
154 EN CAMPAGNE
nos pauvres chevaux enfin installés sur une
bonne litière et de constater, chaque jour, que
leur poil est plus luisant et leur croupe plus
ronde.
Nous avons eu la chance de trouver, pour
notre popote, l'accueil le plus charmant et le
plus simple chez le brave M. Cheveret. Cet
aimable vieillard s'est mis en quatre pour nous
offrir tout le confort dont il dispose. Et tout ce
qu'il nous offre, il nous l'apporte avec tant de
bonne grâce et un si franc sourire que nous nous
sommes aussitôt sentis à l'aise et, pour ainsi
dire, en famille. Mme Cheveret, que nous avons
tout de suite appelée « maman Clieveret », est
une alerte petite vieille qui trottine toute la
journée, en quête d'un service à nous rendre.
Elle nous a installés dans la salle à manger et
elle aide notre cuisinier à éplucher les légumes et
à surveiller rôtis et entremets. Car Gosset, l'in-
trépide chasseur préposé à notre popote, est un
professionnel de l'art culinaire et il excelle à faire
tout avec rien. C'est dire qu'avec l'aide de
maman Cheveret, il accomplit des prodiges. Le
résultat de tout ceci est que nous commençons
à nous amollir dans les délices de cette nouvelle
Capoue. Et combien cela nous semble exquis !
Nous partageons cet éden avec deux autres
escadrons de notre régiment, une section de
parc d'artillerie et une ambulance divisionnaire.
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL 155
Nous prions Dieu qu'ii nous conserve encore
longtemps dans un tel séjour.
Or, ce matin, après d'innombrables ablutions
d'eau cliaude, rasé de frais, mes bottes cirées
et resplendissantes, je descendais la grimpette
qui mène à la maisonnette de ce bon M. Cheve-
ret, quand mon attention fut attirée par une
petite affiche blanche apposée sur la porte de
l'église. On y lisait :
Ce soir, à 6 heures,
salut du Très-Saint-Sacrement.
Je pensai tout de suite que cette heureuse
initiative venait de l'aumônier de l'ambulance,
car jusqu'ici l'église était restée fermée, le jeune
curé ayant été appelé par la mobilisation. Je
m'empressai d'aviser notre capitaine et mes ca-
marades de la bonne nouvelle et nous nous
promîmes tous de nous retrouver ce soir-là au
salut.
Dès cinq heures et demie, nos oreilles sont
ravies par une musique à laquelle elles ne sont
plus accoutumées depuis longtemps. Dans le
crépuscule naissant, une main invisible agite
les cloches de la petite église. Comme leur voix
nous repose délicieusement de la voix brutale
du canon et de la voix aigrelette des mitrail-
leuses! Qui croirait que d'un si petit cloclier
156 EN CAMPAGNE
peuvent sortir des notes aussi profondes et
aussi graves? Cela vous remue le cœur et vous
fait venir les larmes aux yeux comme une belle
page de Cliopin. Elles semblent nous parler,
ces cloches. Elles semblent nous appeler à la
prière et nous prêcher courage et vertu.
Au bout de l'allée déjà noyée d'ombre que je
suis et dont les arbres forment comme deux
murailles bruissantes, la petite église m'appa-
raît, avec son clocher tout mince et tout fluet.
Elle se détaclie en une silhouette d'un bleu
sombre, presque violet, sur le fond pourpre que
lui fait le soleil couchant. Autour de la porte
basse, des ombres noires s'agitent et se grou-
pent. Sont-ce les bonnes vieilles du pays venant
prier dans celte église qui leur est fermée de-
puis bientôt deux mois? Il me semble les dis-
tinguer d'ici, dignes et droites dans leurs mantes
du temps jadis.
Mais je m'approche et je reconnais mon
erreur. Ce ne sont pas de vieilles et pieuses
bonnes femmes qui se pressent vers le portail,
mais un groupe d'artilleurs silencieux, enve-
loppés dans leur grand manteau bleu à pèlerine.
Les cloches égrènent toujours leurs notes
graves qui semblent appeler d'autres fidèles. Et
je serais si heureux que leur voix fût entendue 1
Car je crains fort que l'appel de l'aumônier
ne soit guère écouté et que les bancs de la
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL 1.H7
petite ég-lise ne restent aux trois quarts vides.
Je pousse tout doucement la porte et, tout de
suite, ma crainte s'envole. L'église est trop
petite pour contenir tous les soldats accourus
bien avant l'heure, dès le premier tintement des
cloches. Maintenant que je n'ai plus peur de la
voir presque vide, je me demande comment je
vais trouver une place pour moi. Et je reste
indécis sur le pas de la porte, dressé sur la
pointe des pieds, cherchant des yeux, par-dessus
les tètes de tous ces hommes debout, si quelque
coin n'est pas resté inoccupé, où je pourrai, en
paix, jouir de la beauté de ce spectacle inat-
tendu.
La nef est plongée dans une obscurité presque
complète. On a dû, sans doute, économiser
l'éclairage, car on ne trouve plus à acheter ni
bougie, ni chandelle depuis bien des jours.
Même on a sans doute été obhgé de faire appel
à la bonne volonté d'un automobiliste de la
Croix-Rouge pour arriver à se procurer toutes
les bougies qui illuminent l'autel. Celui-ci est
resplendissant. Tout ce que la sacristie ren-
fermait de candélabres a été mis à contribution
et le tabernacle est entouré d'une splendide au-
réole de lumière. Cela rend plus émouvante
l'impression que l'on ressent à l'entrée.
Sur le décor illuminé du chœur se détachent
en noir les silhouettes de plusieurs centaines
158 EN CAMPAGNE
d'hommes debout, dressés face à l'autel. Un
silence absolu règne sur cette assemblée de sol-
dats. Et pourtant nulle discipline ne s'exerce,
nul supérieur n'est là pour imposer le recueille-
ment. D'eux-mêmes et sans mot d'ordre, ils ont
compris ce qu'il fallait être. Ils se sont entassés
les uns contre les autres et attendent sans
impatience et sans parler que la cérémonie com-
mence.
Soudain une forme blanche fend les rangs
pressés des soldats et vient vers moi. Ses bras
s'ouvrent en témoignage de bienvenue. J'ai re-
connu tout de suite l'aumônier en surplis. Sa
figure est rayonnante de joie et, sous ses lu-
netteSj son regard brille d'un bonheur complet.
— Par ici, monsieur l'officier, par ici. J'ai
pensé à tout. Il faut que vous ayez la place
d'honneur. Suivez-moi.
Je suis le saint homme, qui me fraye, en
jouant des coudes, un pénible passage dans l'al-
lée complètement envahie. Il a réservé aux
officiers toutes les stalles placées de chaque
côté du chœur. Avant la guerre, elles devaient
être occupées pendant la grand'messe par le
clergé, les chantres et les lidèles de marque. De
la main, il m'indique fièrement l'une d'elles et
je me trouve un peu gêné de me montrer subi-
tement en pleine lumière, entre un lieutenant
d'artillerie et un médecin-major.
J
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL 159
Mais voici que la porte basse de la sacristie
s^ouvre et que paraît un cortège auquel nul ne
s'attendait. Devant un prêtre barbu, marchent
quatre artilleurs en tenue. L'un porte l'encen-
soir et l'autre la cassolette d'encens. Les deux
autres, bras croisés, le regard droit, marchent
devant eux. Tout le cortège, avec un ensemble
parfait, s'agenouille devant l'autel. Et, dans le
mouvement que fait le prêtre, je vois dépasser
sous les vêtements sacerdotaux les guêtres crot-
tées identiques à celles que portent les canon-
niers.
Et, en même temps, voici que, tout près de
nous, s'élève une musique qui nous paraît
céleste. Dans la pénombre, je n'avais point
aperçu l'harmonium. Maintenant je distingue
l'artiste qui nous charme et sait tirer d'un pauvre
instrument usé des notes si pures. C'est un
capitaine d'artillerie. Tout de suite les yeux se
sont tournés vers lui. Chacun est ravi de l'en-
tendre. Nul n'osait espérer qu'il nous serait
donné d'élever nos voix pour clianter les hymnes
sacrées.
Mais lui ne semble point avoir souci de ce
qui l'entoure. La chandelle placée près du cla-
vier éclaire d'une façon étrange la tête la plus
expressive qui soit. Sur le fond noir de l'église,
la lumière fait ressortir les traits du visage le
plus noble, le plus distingué. Un front large et
dOO EN CAMPAGNE
pur, un nez aristocratique, une moustache blonde
relevée en crocs et surtout deux admirables
yeux bleus qui, sans se soucier des doigts qui
jouent avec les touches, sont fixés droit vers la
voûte, semblant y chercher l'inspiration.
L'aumônier, face à l'assistance, a dit :
— Mes amis, nous allons chanter ensemble
VO Salutaris !
L'harmonium indique les premières notes. Je
me demande avec angoisse quelle atroce caco-
phonie va s'élever de cette assemblée de sol-
dats, — en grande partie des réservistes, —
que je crois réunis ce soir pour la simple curio-
sité du spectacle.
Quelle stupeur! Tout d'abord quelques voix
timides se joignent à celle de l'aumônier. Mais,
bientôt, c'est comme un miracle. De toutes ces
poitrines sort un souffle prodigieux. C'est à
n'en point croire nos oreilles. Qui donc a dit que
la foi a disparu du doux pays de France? Qui
donc l'a cru? Les voix de tous ces hommes se
sont unies pour le cantique. Pas un qui paraisse
ignorer les paroles latines. C'est, sous la voûte
profonde, un incomparable chœur cij semble
rayonner la ferveur la plus sincère. Pas une
note discordante, pas une voix fausse pour en
gâter la parfaite harmonie.
A qui fera-t-on croire que des hommes, ayant
presque tous dépassé la trentaine, se rappelle-
MESSE BASSE ET SALUT SOLENNEL 161
raient le texte compliqué, s'ils n'avaient été éle-
vés dans la foi de leurs ancêtres et ne l'avaient
conservée?
Je ne puis m'empècher de me retourner vers
eux. Au reflet des cierges, les faces paraissent
embellies et transformées merveilleusement.
Pas une qui ait l'air ironique ou même indiffé-
rente. Quel magnifique tableau tout ceci eût
inspiré à un Rembrandt ! La nuit qui règne dans
le sanctuaire a effacé même la forme des corps
et les têtes seules émergent de l'ombre et
attirent l'attention. C'est un prodige de gran-
deur qui séduirait le plus sceptique, le plus irré-
ligieux des peintres. Cela charme et réconforte
et fait oublier toutes les misères que la guerre
laisse derrière elle. Que ne pourrait-on deman-
der à des hommes ainsi transformés? Et je
souhaite en moi-même de voir M. Homais,
caché dans quelque coin, assister à ce spectacle.
A l'autel se dé-i'oulent les rites sacrés. En
d'autres temps on aurait pu sourire du spectacle
que forment ce prêtre-soldat servi par des
enfants de chœur de trente-cinq ans on uni-
forme. Aujourd'hui celatouclie et cela encliante.
Et surtout on est ravi de voir avec quel soin,
avec quels gestes iiarmonieux et précis ils s'em-
pressent, pour que la cérémonie se déroule avec
toute la pompe habituelle.
Mais les cliants se sont tus. L'aumônier s'est
H
16Î EN CAMPAGNE
avancé jusqu'à la Sainte Table. D'une voix
tremblante d'émotion il tente de dire sa recon-
naissance et sa joie à tous ces braves soldats. Je
ne pense pas qu'il soit un brillant orateur en
temps ordinaire, mais aujourd'hui le digne
homme est complètement incompréhensible. Le
bonheur l'étrangle. Il cherche ses mots et, fina-
lement, emploie l'un pour l'autre, puis s'em-
brouille en voulant se rattraper. Personne
cependant n'a envie de rire quand, pour termi-
ner son allocution, il dit avec un soupir de sou-
lagement :
— Et maintenant, nous allons réciter deux
dizaines de cliapelet : l'une pour le succès de
nos armes, l'autre à l'intention des soldats morts
au champ d'honneur... Je vous salue, Marie,
pleine de grâces...
Je regarde de nouveau l'intérieur de l'église
et je vois les lèvres de tous ces hommes qui
remuent, accompagnant en silence les paroles
du prêtre. En face de nous, le capitaine d'ar-
tillerie a tiré de sa poche un chapelet et
l'égrène, les yeux comme perdus dans un songe.
Et, quand l'aumônier en arrive à la phrase :
Sainte Marie, Mère de Dieu... des centaines de
voix l'accompagnent, voix mâles et profondes
qui ont des accents inattendus. Elles semblent
proclamer leur foi et leur confiance dans Celui
qui est là, devant eux, sur l'autel. Elles sem-
MESSE BASSE ET SALUT SÛLENiNEL 163
blent aussi promettre le sacrifice, le dévoue-
ment à cette autre chose sacrée, la Patrie.
Et quand, après un Tantum ergo chanté à
pleins poumons, le prêtre élève l'ostensoir bien
haut devant eux, je vois tous ces soldats qui,
d'un même geste, s'agenouillent sur les dalles
et courbent la tète. Le silence est complet et
troublant. Pas une parole, pas une toux, pas
une chaise traînée. Jamais, dans aucune église,
je n'ai vu semblable recueillement. Quelque
chose de sacré plane au-dessus de l'assistance
et fait baisser tous ces fronts en signe de sou-
mission et d'espoir. Bons et braves soldats de
France, comme on vous aime et comme on
vous estime en de pareils instants, et comme
vos chefs auront confiance en menant de tels
hommes au combat !
Nous voici attablés autour de la lampe sous
laquelle la bonne maman Cheveret vient de
déposer la soupière fumante. Tout au loin, vers
l'est, le canon fait entendre des roulements
sourds. Le brave M. Cheveret vient de monter
de sa cave une vénérable bouteille de son meil-
leur bourgogne et, invité à trinquer avec nous
par le capitaine, il s'installe à côté de la table^
fumant sa vieille pipe de merisier et écoutant
ravi nos gais propos.
Gosset, dans la cuisine proche, tout en sur-
veillant un succulent bœuf à la mode, raconte à
164 EN CAMPAGNE
maman Cheveret tout ébahie les exploits qu'il a
accomplis depuis le début de la campagne.
Nous entendons dans la cour les hommes du
premier peloton qui échangent des paroles
joyeuses en mangeant leur gamelle et en vidant
leur quart de vin au clair de lune.
Dans le fond de la vallée, sur le bord de la
Vesle murmurante, du parc d'artillerie montent
des chants et des rires.
Et le village lui-même, tout blanc sous le ciel
étoile, semble vivre dans une atmosphère de
joie, de courage et de confiance.
VI[
UNE VISITE A REIMS
30 septembre.
Hier, j'ai vu un Rémois venu à Montignv-sur-
Vesle dire bonjour en passant au bon M. Che-
veret. Et, comme je lui demandais des nou-
velles de Reims :
— Ah! monsieur, dit-il, ne m'en parlez pas.
C'est à fendre l'âme. Notre cathédrale brûlée,
canonnée, détruite. Des milliers de maisons
incendiées, des centaines d'habitants tués, des
quartiers entiers anéantis. Je vous dis, mon-
sieur, c'est affreux. Une si belle ville, pensez
donc! Nous sommes tous ruinés, perdus...
Et comme il continuait, entrant dans des
détails, citant des noms de rues et de boule-
vards, je vis bien qu'il n'exagérait pas et que
les bruits qui couraient depuis quelques jours
à l'armée au sujet des atrocités allemandes
étaient bien l'expression de la vérité.
Je dois avouer, à ma honte, que ma preinièro
166 EN CAMPAGNE
impression fut assez égoïste. Au lieu de pleurer
sur les trésors d'art et les reliques liistoriques
que pouvait avoir détruits l'armée allemande,
ma première pensée fut : « Ma maison est-elle
encore debout? »
Car il faut dire qu'avant la guerre j'étais
élève pilote à l'école militaire d'aviation de
Reims. J'en avais été renvoyé lors de la mobili-
sation pour reprendre ma place restée vacante
au régiment.
Contrairement à la plupart de mes camarades
partis en même temps que moi pour faire leur
apprentissage d'aviateur, je m'étais décidé, au
lieu de prendre un appartement garni, à faire
venir mon mobilier à Reims. J'avais loué, de
moitié avec mon bon camarade P..., lieutenant
d'infanterie, un vaste et bizarre appartement
dans une très vieille maison située rue de Tam-
bour, tout près de la fameuse maison des Mu-
siciens, dont les cartes postales et les guides
ont popularisé la curieuse façade.
J'avais pris goût tout de suite à ses épaisses
murailles, à ses multiples coins et recoins, à la
diversité de ses pièces, tantôt exiguës et basses,
tantôt vastes et bautes; à l'escalier de quelques
marclies bizarrement contourné qui sépare l'ap-
partement en deux parties sans pourtant cons-
tituer deux étages diiïérents. Nous nous étions
partagé fraternellement le logis et, dans la
UNE VISITE A REIMS 167
partie qui m'était afTectée, j'avais, avec un soin
quasi religieux, apporté et placé les bons vieux
meubles de famille qui me suivent de g-arnison
en g-arnison depuis déjà bien des années. J'ai
fini par aimer d'un amour véritable leurs arêtes
usées et luisantes et j'affectionne la teinte pas-
sée des tentures, la trame grisâtre des tapis
fanés, le doux accueil que me font les fauteuils
de forme désuète.
Il m'avait fallu quitter tout cela pour partir
en g-uerre. Je l'avais fait sans regrets et même
avec la joie débordante que nous eûmes tous à
la pensée de réaliser enfin le rêve de notre vie.
Mais, après deux mois dune dure campagne,
revoir ma maison eût été pour moi comme est,
pour 1 explorateur, la vue d'une oasis dans le
désert.
Je n'eus plus qu'un désir : obtenir du colonel
l'autorisation d'aller à Reims. J'avais un pré-
texte tout trouvé. Au cours de notre retraite sur
la Marne, notre convoi avait été enlevé et pillé
par un parti de uhlans. Naturellement, depuis
ce jour, nous étions privés de nos cantines,
c'est-à-dire privés de linge, de vêtements de
rechange, d'effets de toilette... Cela semble peu
de chose, mais, pour des gens qui reçoivent la
pluie, la poussière et la boue, qui couchent
dehors, se traînent dans les champs ou s'apla-
tissent dans les fossés, la cantine constitue un
168 EN CAMPAGiNL
trésor aussi précieux que les magasins les
mieux achalandés; et les rares soirs où l'on a le
temps de l'extraire du fourgon, on a l'illusion
d'un bonheur indéfinissable.
L'état-major du régiment n'avaitpoint échappé
à cette triste catastrophe. Aussi me décidai-je
à aller trouver incontinent le colonel et, exci-
pant de ma qualité de demi-Rémois et de la
connaissance que j'avais des ressources de la
viDe, je m'offris pour aller ravitailler tous les
officiers du régiment. Ma demande fut favora-
blement accueillie.
Et voilà pourquoi, par cette fraîche et belle
matinée de septembre, assis sur la banquette
trépidante d'une carriole campagnarde, je des-
cends la côte en lacets qui mène de Montigny à
Jonchery au trot incertain du cheval Tibi II.
Tibi II est un cheval de réquisition qui vient
de m'étre octroyé. Il est arrivé d'hier avec un
lot de ciievaux envoyés par notre dépôt pour
boucher dans nos rangs quelques-uns des vides
causés par la fatigue ou les balles. .l'ai choisi
Tibi II entre tous pour lui confier la mission
délicate de me véhiculer jusqu'à Reims en com-
pagnie de mon fidèle Wattrelot. C'est une trotte
de 40 kilomètres, l'aller et le retour compris.
Mon œil exercé a cru distinguer dans Tibi II
les qualités requises pour faire un excellent
UNIi VISITE A REIMS 169
carrossier. Il est petit, râblé, a l'encolure puis-
sante et la croupe large. Son chanfrein busqué
lui donne une certaine ressemblance avec le
tapir. 11 a l'œil malin et a tout de suite excité
riiilarité de mes hommes par la manière rou-
blarde dont il est parvenu immédiatement à se
créer une large place parmi ses camarades
d'écurie étonnés.
A vrai dire, le départ n'a pas été fort heureux.
Tibi II a fait quelques difficultés pour démarrer.
Mais, grâce à l'agilité de Wattrelot. qui a sauté
prestement du siège et l'a pris par la bride, nous
avons pu sortir du village. Et maintenant, à la
descente, poussé par la carriole, notre trotteur
fait assez bonne figure.
Et, tout de suite, en arrivant à Jonchery,
nous jouissons pour la première fois du spec-
tacle pittoresque qu'offrent les cantonnements
où sont installés les services de l'arrière. C'est
un tableau curieux à contempler. Mais il Test
doublement pour ceux qui, jusque-là, n'ont fait
que marcher et combattre sans songer à lelfort
colossal qu'on donnait derrière eux. Wattrelot
en est tout émerveillé et il exprime sa stupéfac-
tion en phrases simples :
— En v'ià de la viande !
Et, en eflet, il y en a. C'est la boucherie qui
alimente toute la 5' armée. Sur les bords ver-
doyants de la Yesle qui coule tout doucement à
170 EN CAMPAGNE
l'entrée de Jonchery, une file interminable d'au-
tobus chargés d'énormes quartiers de bœuf
attend l'ordre du départ. Tout autour grouillent
des territoriaux, manches troussées, mains et
bras rouges jusqu au coude.
Dans Jonchery même, c'est une cohue de
fourgons, de voitures, d'automobiles qui se
dépassent et s'entre-croisent avec une adresse
incomparable. Devant une ambulance, des infir-
miers s'empressent autour d'une charrette dont
la bâche soulevée laisse entrevoir des corps
gisant sur un lit de paille.
Mais en arrivant sur la route de Paris, nous
sommes obligés de nous arrêter pour laisser
défiler un bataillon de tirailleurs marocains. Ils
marchent en bon ordre et, pour marquer la
cadence du pas, l'un d'eux chante une sorte de
mélopée gutturale. Tous les liommes reprennent
le refrain avec ensemble et frappent dans leurs
mains en mesure chaque fois que leurs pieds
touchent le sol. Ce sont de beaux hommes, à la
taille svelte, au nez fin et aux grands yeux intel-
ligents. Leurs uniformes kaki sont complète-
ment neufs et ils semblent arriver pour une
revue plutôt que pour le combat gigantesque
qui se livre à 20 kilomètres de là.
Enfin, nous voici sur la route nationale, que
couvrent des files interminables de convois
venus à Jonchery pour y chercher des approvi-
UNE VISITE A REIxMS 171
sionnements, et je suis obligé d'employer toute
mon énergie, jointe à l'adroite et fréquente
intervention de Wattrelot, pour contraindre
Tibi II à se faufiler au travers des voitures.
Décidément, mon cboix n'a pas été beureux et
je rencontre de grandes difficultés, principale-
ment dans les côtes, pour obtenir de mon atte-
lage une allure bonorable. Il me semble que
nous devons paraître quelque peu ridicules
dans notre carriole et j'ai quelque bonté, en
approcbant de Reims, à croiser constamment
des fractions d'infanterie revenant ou allant au
feu.
Je crains que nous ne jetions une note fausse
dans ce poignant paysage de guerre. Sur un
fond de bataille, nous oft'rons l'image bonasse
de deux maraîcbers se rendant à la ville voisine.
Car maintenant nous approchons de la ligne de
feu et, à gauche de la route^ une batterie de 75,
dont les pièces sont dissimulées artistiquement
sous des bottes de paille, semble attendre le
moment d'ouvrir le feu. Vers Saint-Thierry et
Merfy, notre artillerie fait entendre un roule-
ment ininterrompu auquel vient, par rafales,
s'ajouter le crépitement lointain de la fusillade.
Nous voyons sur la route, à chaque pas, les
traces des derniers combats, fils télégraphiques
coupés et pendant lamentablement le long des
poteaux, cadavres de chevaux horriblement gon
172 EN CAMPAGNE
fiés, équipements abandonnés dans les fossés,
tranchées esquissées à peine et tout de suite
délaissées pour la marche en avant. Mais où nous
sentons surtout l'angoissant et obsédant rappel
à l'horreur du moment, c'est dans le tableau que
nous ofFrenl les environs de Reims à mesure que
nous approchons du faubourg- de Vesie.
C'est, de toute la ville, le quartier qui a le
moins souffert du bombardement et c'est là que
se réfugient dans la journée la plupart des
Rémois qui n'ont pas voulu abandonner com-
plètement leurs foyers. A ceux-ci sont venus se
joindre par milliers les malheureux habitants des
villages champenois, dont l'ennemi a envahi les
demeures. Ils sont là, par groupes, assis dans
les fossés de la route ou au pied des meules qui
leur ont servi de refuge pour la nuit. Près d'eux,
quelques i)aquets de bardes et quelques usten-
siles de cuisine. Ils regardent d'un œil morne les
autos et les estafettes qui sillonnent la route
sans l'elàche, et tout ce va-et-vient semble leur
être indifférent. Il semble que leurs pensées
vont ailleurs, plus loin, vers les maisons qu'ils
ont laissées lorsqu'ils sont partis en hâte, sous
les obus qui commençaient à éclater dans les
petites rues de chez eux.
Je ne connais rien de plus triste que ce spec-
tacle. Pourtant nous devrions y être accou-
tumés, car cent fois déjà il a frappé nos yeux.
UNE VISITE A REIMS <73
de la Belgique à la Marne. Mais cliaque jour il
nous paraît plus navrant. Et pourtant, ici, au-
tour de leurs parents prostrés, les enfants, par
bandes joyeuses, jouent à cache-cache dans les
trancliées creusées par les Allemands avant leur
retraite au delà de Reims. Déjà ils ont presque
oublié les misères du moment; déjà ils retrou-
vent l'insouciance de leur âge. Ils n'ont pas la
préoccupation de se dire : aurai-je demain du
pain à manger? Et c'est cette question que se
posent leurs parents, c'est elle sans doute qui
fait se plisser leurs fronts et qui, plutôt que les
nuits passées à la belle étoile, rend leurs
visages plus pâles et leurs yeux plus meurtris.
Avec quelques difficultés, nous franchissons
une double barricade de pavés dressée à l'entrée
du faubourg. En arrière, un bataillon du ...° de
réserve est au repos près des faisceaux formés.
J'avoue que c'est pour moi une véritable joie de
les contempler. Ce ne sont plus ces petits piou-
pious en tunique bleue et pantalon rouge que
l'on regarde à peine, le dimanche, flânant le
long de la Seine avec des airs naïfs et des gestes
gauches. Ce sont des hommes à la figure ter-
reuse, à la barbe hirsute, aux traits creusés par
les fatigues des nuits trop courtes et des com-
bats ininterrompus. Ils n'ont guère dû chômer
depuis le début de la campagne et surtout pen-
dant ces derniers jours, car leurs capotes et
17* EN CAMPAGNE
leurs pantalons, couverts dune boue jaunâtre,
ne laissent plus deviner quelles étaient leurs
couleurs primitives. Mais en vain chercherait-
on, dans leur attitude ou leur visage, la marque
d'une lassitude ou d'un regret. Ils semblent, au
contraire, trouver tout naturel d'être là, eux,
bons l)Ourgeois, ouvriers ou paysans, devenus
presque tout de suite les admirables fantassins
qui viennent de gagner la bataille de la Marne.
C'est, sur eux que comptent tous les Français
pour la victoire finale. Et ils ont raison, car
chacun de ces hommes au maintien calme et
digne, au regard profond et confiant, est une
petite parcelle de l'incomparable force qui a
culbuté le barbare et le boutera hors de France.
Mais notre carriole chemine toujours parmi
les flâneurs nombreux qui encombrent le fau-
bourg et nous arrivons enfin au canal, que nous
franchissons sur le pont tournant, gardé par
une section de territoriaux. Tout de suite, l'as-
pect de la ville change quand nous nous enga-
geons rue de Vesle. Les passants deviennent
rares; ceux que l'on rencontre filent vite, en
rasant les murs, sortant d'une maison pour en-
trer rapidement dans une autre. Aucun ne s'ar-
rête sur les trottoirs, aucun groupe ne se forme
pour causer ou pour se communiquer les nou-
velles. Une terreur muette plane déjà sur la
ville et on la lit sans peine dans les yeux des
UNE VISITE A REIMS 175
habitants. C'est qu'ils ont vu beaucoup d'entre
eux tomber sous les obus allemands et, tandis
que nous avançons vers le centre de la ville, on
entend nettement le bruit que font les grosses
« marmites » ennemies éclatant à l'autre extré-
mité, sur le faubourg Cérès.
La rue de Vesle, cependant, a peu souffert en
comparaison des quartiers du nord et de l'est.
Mais les quelques projectiles qui y sont tombés
en ont tellement ébranlé toutes les maisons que
nombre de vitres ont été brisées et que nous
avançons sur un véritable tapis de verre. De-ci
de-là, quelques façades éventrées par les obus
montrent l'intérieur na^Tant des appartements
bouleversés, débris de meubles suspendus dans
le vide, tableaux intacts accrochés aux mu-
railles, cheminées encore garnies de la pendule,
des candélabres et des photographies familiales.
Au bout de peu de temps, j'avais aimé dans
Reims le cachet spécial de cette grande ville
moderne où Ton voit, sans en être choqué, les
plus purs souvenirs anciens voisiner avec le
luxe, le confort et la gaieté. C'est donc en
quelque sorte mon cœur de Rémois qui se
serre en voyant ce que sont devenus les lieux
que j'avais connus si pleins de vie bourdon-
nante et joyeuse.
En passant devant le Kursaal, je ne puis
m'empêcher de faire un retour sur moi-même
176 EN CAMPAGNE
et sur les vicissitudes des choses humaines. Je
songe à son bar fameux, aux mille lumières qui
éclairaient ses salles, à la jeunesse élégante qui
y venait si souvent. Qu'est devenu tout cela?
Où étes-vous, Paulette, Chonchette, Denise,
Anita et tant d'autres"?... Où sont les tziganes
qui faisaient vos délices avec leurs valses lentes
et leurs tangos?... Une verrière brisée, quel-
ques affiches pendant lamentablement... Ce sont
les seuls vestiges qui restent de toute celte vie
de fête et de plaisir. La guerre a passé par là.
Mais une véritable angoisse m'étreint en arri-
vant devant la cathédrale. Je n'ose même
essayer de décrire le spectacle qui frappe nos
yeux et les ravages qu'ont causés à cette mer-
veille les obus et l'incendie. D'autres plus auto-
risés décriront l'horreur que l'on ressent à la
vue de ces tours mutilées, hachées par l'ava-
lanche de fer et de feu que les barbares ont fait
déferler sur elles; ils essaieront d'évoquer le
tableau de cette charpente effondrée, de ces
murs effrités, de ces nobles pierres que lincen-
die a transformées en blocs à demi calcinés, de
ces mille dentelures fauchées par les éclats et
jonchant le sol. Je me sens incapable de le faire,
car les termes m'échappent qui donneraient
l'impression exacte de ce que mes yeux con-
templent.
Et je voudrais surtout dire ce qui me semble
UNE VISITE A REIMS 177
le plus tristement tragique. Descendu de ma
carriole, je m'approche du portail central, que
garde un territorial farouche. Par la plaie que
laissent béante les portes consumées, le spec-
tacle est navrant de cet admirable sanctuaire,
jadis si imposant dans son austérité et sa gran-
deur un peu triste, dans ses lignes si idéalement
pures, aujounThui ouvert à tous les vents, rem-
pli du chaos lamentable des débris entassés par
l'incendie. Je ne peux m'empècher d'évoquer
une vision tout autre que j'avais eue à cette
même place quatre mois auparavant, lors de je
ne sais plus quelle grande fête religieuse,
Ascension ou Pentecôte. Elle m'avait tellement
impressionné par sa beauté étrange (|u'elle est
toujours restée gravée dans mon souvenir.
Dans le fond de la basilique pleine de fidèles,
le chœur et l'autel étincelaient de mille cierges
allumés et, à cette lumière rougeàtre, venait
s'ajouter celle d'un radieux soleil filtrant à tra-
vers les inestimables ^'itraux dont aujourd'hui
les débris jonchent le sol. Et, tandis que
la maîtrise faisait entendre les admirables
phrases du Credo, mes regards furent frappés
du tableau le plus impressionnant (jui soit. A
gauche du chœur, assis sur une sorte de trône
surélevé, le dos légèrement voûté mais la tète
droite, le cardinal archevêque semblait une de
ces figures du moyen âge qu'excelle à peindre
12
178 EN CAMPAGNE
Jean-Paul Laurens. A ses côtés, dans les stalles
de bois finement sculpté, d'autres prêtres, im-
mobiles dans leurs vêtements d'apparat, acbe-
vaient de constituer un tableau d'un temps
passé et je me serais cru reporté à plusieurs
siècles en arrière. Le cadre oîi se déroulait
la cérémonie, l'idéale musique qui l'accompa-
gnait, tout cela me fit oublier un instant la
hideur des architectures contemporaines et le
grotesque de nos costumes; et je demeurai saisi
d'admiration et de respect pour le génie des
grands ancêtres qui avaient su édifier la mer-
veille de pierre. Comment aurais-je pu sup-
poser que, quelques mois plus tard, une si pré-
cieuse relique serait presque anéantie sous mes
yeux?...
Mais riicure file. Il faut nous arracher à notre
contemplation désolée. Il est temps de penser à
mon propre logis. Nous voici sur la place des
Marchés, dont une des faces est anéantie. Heu-
reusement les vieilles et pittoresques maisons,
qui mettaient une si jolie note dans le coin
opposé aux halles, ont été épargnées jusqu'ici.
Encore ces quelques mètres à franchir et je vais
entrer rue de Tambour.
Nous y sommes. Tibi II tourne difficilement
et comme à regret et, d'un pas hésitant, pénètre
dans la très vieille et très étroite petite rue. Hor-
reur 1 A l'autre extrémité, juste à l'endroit où, si
UNE VISITE A REIMS 179
souvent, j'ai franchi la lourde porte coclière qui
menait dans ma cour, un énorme tas de décom-
bres barre entièrement la chaussée et je dis-
tingue dans la façade même de ma maison une.
larg^e plaie béante. Sauter à bas de mon sièg'e
et courir jusque-là est l'affaire dun instant. Je
jette à peine les yeux sur ma voisine, la véné-
rable maison des Musiciens, qui, ébranlée par
l'explosion, a dû vaciller d'indignation, car on
a été contraint de l'étayer de quatre puissants
madriers, et j'entre d'un bond dans la cour
déserte. Au-dessus de mes fenêtres, dont les
persiennes closes semblent vouloir protéger
mon bien, je vois une partie du toit effondrée.
En hâte, je gravis les quelques marches de
pierre qui conduisent à l'entrée et, d'une main
qui tremble, j'introduis la clef dans la serrure.
Voici l'escalier à la voûte sombre et basse où
rien ne paraît avoir bougé; je le gravis, je
pousse la porte de la pièce où j'ai organisé
mon cabinet de travail.
joie! Rien n'est changé, ni le vieux et
vaste bureau encombré de bouquins et de pape-
rasses où si souvent j'avais rêvé d'écrire de
belles choses, ni les profonds fauteuils au ve-
lours fané, ni les lourds rideaux d'étoffe épaisse
et douce. A la lumière tamisée des volets clos,
je dislingue cliaque chose à la place accou-
tumée. 11 semble que je suis sorti d'ici seule-
180 EN CAMPAGNE
ment ce matin et que la vie de tous les jours va
suivre son cours. Même je vois, jeté sur un
coin de la table, le livre que je lisais au moment
du départ. Il me semble étrange de ne plus
m'en rappeler le titre, je le feuillette un instant.
Ce sont les Fleurs du mal de Baudelaire. Si je
m'étendais à la place préférée, sur le divan
placé là-bas, près de la cheminée, et si je me
laissais aller à relire tout bas les vers âpres et
tendres... ? Mais le bruit des obus qui, de temps
à autre, tombent avec fracas non loin de là, me
rappelle trop vite à la réalité.
Je passe dans les autres pièces et, si mon
bonheur décroît par les constatations navrantes
que je fais en voyant que les plafonds sont
en partie écroulés et que les planchers sont
recouverts de plâtras et de débris de lattes, je
dois pourtant m'estimer heureux que le désastre
n'ait pas été plus grand. Tout n'est point perdu
et j'ai confiance dans la parole que j'ai entendu
bien souvent répéter par les artilleurs. Jamais,
disent-ils, deux obus ne tombent à la môme
place. Je ne jurerais pas qu'ils ont absolument
raison, mais je veux pour cette fois qu'il en soit
ainsi!
Au moment de remonter en voiture, mon
attention est attirée par une immense affiche
verte apposée sur la maison voisine. C'est la
proclamation adressée à la population de Reims,
UNE VISITE A REIMS 181
au moment de l'approche des troupes françaises,
par le gouverneur allemand de la place. On y
lit la liste des soixante-dix otages pris parmi les
habitants notables de la ville, et elle se termine
par les phrases suivantes : « Si le moindre obs-
tacle est laissé dans les rues, qui puisse gêner
la marche des troupes allemandes, tous les
otages seront pendus... Si le moindre acte
d'hostilité est commis contre elles, la ville sera
brûlée et tous les habitants pendus. » Qu'im-
porte? On liausse les épaules maintenant devant
ces horribles menaces. Ils sont partis, et bien
partis. Ils peuvent écraser Reims sous leurs
obus, jamais, on le sent bien, ils ne pourront
désormais la souiller de leur présence.
Mais nous voici rue de l'Arbalète. J'arrête
mon attelage à l'entrée des Galeries Rémoises,
où je compte bien trouver la plupart des objets
qui me sont commandés. Juste en face, une
maison a été complètement évcntrée par un
obus. Mais ma déception est grande <le trouver
portes et devantures fermées. Et pourtant je ne
veux pas repartir les mains vides. J'interpelle
le concierge, que j'aperçois au travers de la
grille close de la cour des marcliandises. Le
brave homme se récrie :
— Oh! mon lieutenant, impossible de conti-
nuer la vente. Voyez comme nous l'avons
écliappé belle : cinq mètres de plus ou de moins,
182 EN CAMPAGNE
et c'étaient les Galeries qui s'effondraient. Et
hier, au Grand Bazar, qui a voulu rouvrir, une
petite vendeuse a eu la tète emportée par un
obus au moment où elle débitait une paire de
gants.
Et comme j'insiste en narrant toutes les mi-
sères et toutes les privations dont nous souf-
frons, il est pris de pitié :
— Entrez vite, que personne ne vous aper-
çoive ! Vous trouverez encore quelqu'un à l'in-
térieur pour vous servir.
Dans l'immense magasin où tous les rayons
ont conservé leurs étalages agréablement agen-
CD O
ces, règne un morne silence. Et l'on est gêné
de se trouver ainsi solitaire dans ces salles où
l'on a connu jadis la cohue empressée et bour-
donnante des acheteurs. Mais, en avançant de
quelques pas, voici que j'aperçois, groupés
autour du comptoir central, quatre hommes et
deux fournies qui causent à voix basse et pa-
raissent désemparés de se trouver inactifs. En
m'apercevant, ils semblent tout joyeux de ren-
contrer enfin un client et ils se mettent à ma
disposition avec la meilleure grâce du monde
pour rechercher, entasser et empaqueter la
multitude de choses dont je leur remets les
listes savamment ordonnées : parfumerie, pa-
peterie, bonneterie, mercerie...
Tandis qu'elle me prépare un volumineux
UNE VISITE A REIMS 183
colis de savon et d'eau de Cologne, je cause
avec la vendeuse. Elle est jolie dans sa robe
jioire toute simple. Elle a d'admirables clieveux
blonds, d'un blond très pâle aux rellets métal-
liques; elle les a savamment ondulés et rejetés
en « coup de vent », à la dernière mode, — du
moins à la dernière mode d'avant la guerre, car,
maintenant... Nous venons de vi^Te deux mois
de fatigues et de combats. Nous n'avons tra-
versé que des pays abandonnés ou dévastés, où
les quelques rares habitants que nous rencon-
trions étaient de pauvres hères qui n'avaient pas
fui pour ne pas abandonner complètement le
peu qu'ils possédaient, et, depuis le début d'août,
nous n'avons pas mis le pied dans une ville, ni
même dans un bourg-. Aussi ne puis-je dire la
sensation exquise que me procure la grâce de
ma petite vendeuse.
Elle rit de bon cœur des compliments que je
ne puis m'empécher de lui adresser. Avec
quelle adresse, tout en causant, elle manie
sachets et flacons ! Sans arrêter un instant son
travail, elle me raconte les misères et la honte
de l'occupation allemande et, quand elle a ter-
miné les trois énormes paquets qui me sont des-
tinés :
— Et je suis fiancée, monsieur, et lui est là-
bas, en Lorraine, depuis le début de la guerre.
Et voilà un mois qu'il ne m'a pas écrit...
i8i EN CAMPAGNE
— Il reviendra, mademoiselle, soyez-en cer-
taine...
Avec la plus grande complaisance, les em-
ployés aident à caser dans la carriole la masse
imposante de mes achats et je les quitte à regret.
C'est là encore un des miracles de cette guerre :
l'acte qui, dans la vie ordinaire, semblerait le
plus banal prend tout de suite une forme nou-
velle et accomplit ce prodige de nous faire pa-
raître chaque homme meilleur et chaque femme
plus charmante. Je m'en vais avec la conviction
absolue que ceux et celles que je viens de quitter
sont des êtres aimables, des natures d'élite et
des cœurs d'or; et certainement, quelques mois
plus tôt, j'aurais fait les mêmes achats aux
mêmes vendeurs avec la certitude d'avoir affaire
à des gens lambins, désagréables et grognons.
La guerre dessille les yeux I
Mais les émotions et le grand air ont excité
mon appétit et me font songer que l'heure du
déjeuner est sonnée depuis longtemps. Où
aller? Tous les liôtels sont fermés, tous les res-
taurants fameux, le Lion d"Or, le Grand Hôtel,
la « Splendid » ont clos leurs portes. Puisque je
suis dans cette rue, je vais pousser jusqu'à la
« Select Taverne » où, au temps de la paix, nous
avions notre pension. Nous y voici. Tout est
silencieux et la porte résiste à mes efforts. Là
aussi, sans doute, le personnel a fui devant le
UNE VISITE A REIMS 185
bombardement et laissé désertes les salles où
nous fîmes tant de joyeux repas.
Cependant les coups répétés que je frappe
ont été entendus. Je perçois le bruit d'un pas
léger dans le couloir et, à travers l'huis, une
voix féminine, im peu inquiète, demande :
— Qui est là?
Et, comme je me nomme :
— Ah! c'est vous! Quel bonlieur! Entrez
donc!
Et c'est Mlle Marguerite, la caissière, qui tire
le verrou et me tend les deux mains que je serre
franchement, amicalement. Elle n'a pas changé.
Elle a toujours ses grands yeux sombres, im-
menses, profonds et doux, éclairant son joli
visage à la peau mate. Quelle joie de la revoir,
de lui parler, à cette bonne camarade si simple
et si charmante, à laquelle personne à Reims ne
peut reprocher la plus petite chose ! Et pourtant
que de déclarations elle a reçues, de quelles
tentations ne l'a-t-on pas entourée ? Mais elle a
continué son chemin tout droit, parmi les em-
bûches et les promesses, gardant son liumeur
égale et sa grâce souriante, et restant rol)jct de
l'estime et de la sympathie générales. Cliaque
fois qu'elle venait nous dire bonjour, à notre
table d'officiers, dans la salle du premier étage,
les conversations se faisaient plus sérieuses et
les expressions moins gaillardes.
186 EN CAMPAGNE
Elle semble, à me revoir, trouver une joie
égale à la mienne et, tandis qu'elle aide l'unique
garçon restant à dresser la table et à servir
un repas impromptu, elle me raconte toutes
les tristesses subies depuis celte chaude nuit
des derniers jours de juillet où nous fûmes
tous réveillés et dispersés aux quatre coins du
front.
— Mais surtout, ajoute-t-elle , je voudrais
vous dire la joie que j'ai ressentie lorsque nos
soldats revinrent. C'était par un clair matin.
Depuis deux jours, le canon faisait rage autour
de notre pauvre ville et la fusillade, d'abord
lointaine, se rapprochait. Le soir du second jour,
on vit des quantités énormes d'artillerie et de
convois qui traversaient la ville, se dirigeant
vers l'est. Les hommes avaient l'air exténué,
les officiers étaient silencieux et sombres et
d'innombrables voitures de blessés passaient
par les rues détournées pour ne pas gêner la
marche des colonnes. L'espérance faisait battre
nos cœurs, mais personne n'osait sortir ni
demander des nouvelles, de peur de recevoir un
mauvais coup. Nous ne dormîmes pas cette
nuit-là; nous nous demandions si le lendemain
n'allait pas être le signal de l'incendie et du
massacre dont nous étions menacés depuis tant
de jours.
Et voilà que dès l'aube, en poussant nos
UNE VISITE A REIMS 187
volets, nous fûmes tout surpris de ne voir
aucun Prussien dans la rue et de n'entendre le
canon que bien plus loin, vers Brimont et vers
Béru. Alors nous nous risquâmes sur le pas des
portes, oli! timidement, n'osant croire à notre
bonheur. Et tout à coup nous entendons crier :
« Les voilà, les voilà! » AIi! il n'y avait pas
besoin de demander de qui il s'agissait. Cela se
devinait rien qu'à l'accent dont ces mots étaient
prononcés. Alors je n'y ai plus tenu et j'ai couru
sans chapeau, comme je suis là, jusqu'à la rue
de Vesle d'où venaient les cris. Comment vous
dire l'expression de joie presque trop grande
que nous eûmes tous! Nous pleurions de
bonheur et il me semblait que j'allais défaillir.
Ils étaient deux tout petits fantassins, encore
bien loin, tout au bout de la rue, à peu près à
hauteur de l'établissement de bains. Ils mar-
chaient carrément, la tôle haute et droite sous
le képi bleu rejeté sur la nuque, l'un à droite et
l'autre à gauche de la rue. Bien plus loin, vers
le pont du canal, débouchait un petit groupe
d'autres soldats, avec un officier. Aux fenêtres,
les habitants se penchaient, ivres de joie, et
criaient : « Bravo ! Vive la France ! » D'autres
descendaient quatre à quatre dans la rue et
venaient serrer la main des troupiers. Mais
eux, sérieux et graves, l'œil fixé vers l'extrémité
de la rue, au delà de la place Royale, s'arra-
188 EN CAMPAGNE
chaient aux étreintes et continuaient d'un pas
rapide leur marche en avant.
Le premier arriva près de moi. Ah! comme il
me parut beau, malgré sa figure couverte de
poussière où la sueur traçait de noires rigoles 1
C'était un tout jeune soldat, presque imberbe;
sa capote ouverte laissait voir son cou nu, sans
cravate; il avait relevé ses manches jusqu'au
coude, comme un bon ouvrier qui s'apprête au
dur labeur. Il marchait vite, courbé sous le
poids du sac, balançant horizontalement son
fusil dans sa main droite. Sa capote, son
pantalon et ses souliers n'avaient plus qu'une
teinte grisâtre uniforme, tant la boue et la pous-
sière s'y étaient incrustées. Mais tout cela le
rendait encore plus beau... Et puis, c'était le
premier soldat français... Après les autres,
dame! ça faisait quelque ciiose. Alors... je lui ai
sauté au cou et je l'ai embrassé.
— Mademoiselle Marguerite ! Vous... embras-
ser un soldat!
Elle n'a pas rougi; elle me regarde bien en
face, de ses grands yeux noirs, et elle sourit si
gentiment, si franchement. . . Je lui serre la main
pour lui prouver combien je trouve son geste
ioU.
— Et les camarades, mademoiselle Margue-
rite, avez-vous eu des nouvelles?
— Hélas! Vous ne savez peut-être pas
UNE VISITE A REIMS 189
encore... Votre ami, celui qui habitait avec
vous, le lieutenant P. . .
— Eii bien?
— Eli bien, voilà. Hier, dans la soirée, un
soldat a frappé ici. Il criait : « C'est bien ici
Mlle Marguerite M...? » Alors je me suis mise à
la fenêtre et je lui ai dit : « C'est moi, qu'ya-t-il?
— Mademoiselle, je suis chargé d'une commis-
sion pour vous. Tout à l'heure, comme je me
dirigeais vers Reims à bicyclette, j'ai croisé un
brancard où l'on emportait un officier tout pâle
et qui semblait grièvement blessé. Il m'aperçut,
m'appela, et quand je fus tout près de lui : « Si
« tu vas à Reims, dit-il, rends-moi le service
« d'aller jusqu'à la « Select ». Tu demanderas
« Mlle Marguerite M... et tu lui diras adieu de
« ma part. Rappelle-toi bien mon nom : lieute-
« nantP..., du ..." de ligne. Tu lui diras que je
« viens de recevoir deux éclats d'obus, un dans
« la jambe, ceci n'est rien, mais l'autre dans le
« ba.s-ventre, et c'est plus vilain. Je crois que
a j'ai mon compte et je ne veux pas partir, étant
« si près d'elle, sans qu'elle ait mon dernier
salut... »
Pauvre P..., est-il possible? Un si bon, si
excellent camarade, qui mettait tant de joie dans
l'intérieur un peu sombre de notre vieux logis.
Encore un sans doute qui manquera à l'appel
pour la grande revue, à la fin de la guerre.
190 EN CAMPAGNE
— Vous voyez, mademoiselle Marguerite,
comme tout le monde vous aimait ici. Allons,
adieu. Il ne faut pas pleurer. La guerre a ses
tristes moments comme elle a ses instants de
joie et de gloire. Pour l'instant, ne pensons qu'à
ceux-ci.
Et je m'éloigne, le cœur serré, pour retrouver
mon équipage qui m'attend sur la place des
Marchés presque déserte. Tibi II, à la tète
duquel veille le fidèle Wattrelot, attentif. Tibi II
semble avoir repris de nouvelles forces avec
l'avoine qu'il a goulûment engloutie. Il tourne
vers moi sa tête de tapir et hennit bruyamment.
Aussi je n'hésite pas à entrer à la succursale de
la maison X . . . , qui est encore intacte et bie n acha-
landée. J'achète pour plus de deux cents francs
de conserves, de vins fins, de liqueurs, etc..
Tout ceci forme à l'arrière de ma carriole une
pyramide imposante, échafaudée par-dessus les
paquets confectionnés aux Galeries. Comment
Tibi II parviendra-t-il à ramener tout cela à
Montigny-sur-Vcsle? Il semble lui-même se
rendre compte de ce qu'on attend de lui et a
déjà perdu son air conquérant de tout à Tlieure.
Mais je veux, avant de reprendre le cliemin
du retour, jeter un coup d'œil sur le quartier
Cérès. C'est sur lui maintenant que s'acliarne
l'artillerie allemande et il paraît qu'elle y fait
les pires ravages. Laissant ma voiture place
UNE VISITE A REIMS 191
des Marchés, je gag-ne à pied la place Royale.
Je voudrais aller jusqu'au boulevard de la Paix
en passant par la rue de l'Université. Mais je
dois tout de suite renoncer à mon projet. La
rue de l'Université et la rue qui aboutit à la
place Cérès ne sont plus qu'un amas de dé-
combres dont quelques-uns fument encore.
L'alignement des maisons est à peine marqué
par les pans de murs demeurés debout. C'est
un quartier presque complètement anéanti et
qu'il faudra, après la guerre, reconstruire en
entier après l'avoir rasé. Les barbares conti-
nuent à s'acharner sur ces débris informes et,
toutes les cinq minutes, une de leurs grosses
« marmites » vient éclater dans ce désert, sans
autre raison, semble-t-il, que d'empêcher les
infortunés Rémois de venir contempler leurs
demeures en ruines.
Comme, dans de semblables instants, on se
sent devenir mauvais et comme on souhaite
pour l'avenir une vengeance éclatante et des
représailles sans merci! Mais quand nous serons
cliez eux, que restera-t-il de tous ces projets, de
tous ces serments prêtés en face des maisons
écroulées et des incendies allumés par eux?
Aurons-nous la force de vaincre notre tempéra-
ment et de rendre œil pour œil et dent pour
dent? J'en doute, et beaucoup d'autres avec
moi. Et il est bien difficile de décider lequel
192 EN CAMPAGNE
aura raison de celui qui voudra appliquer à
l'ennemi la peine du talion pour les foyers
détruits sans nécessité et les innocents impi-
toyablement massacrés ou de celui qui voudra
continuer cette guerre cruelle sans jamais
outrepasser ses droits ni violer les lois de la
guerre.
Ce sont ces réflexions qui m'assaillent, tan-
dis qu'installé dans mon modeste carrosse je
m'éloigne lentement de Reims, au petit trot
désespérant de Tibi II. La nuit arrive vite et la
circulation est devenue moins intense sur la
route de Paris. Je puis me laisser aller à ma
rêverie sans crainte de voir mon attelage accro-
cher quelque autre voiture.
La canonnade s'est ralentie, du moins de ce
côté, car, plus au nord, vers Cormicy et Berry-
au-Bac, elle semble redoubler d'intensité, et
l'éloignement estompe les détonations sèches
et brutales de nos 75 pour les transformer en
une sorte de roulement continu et grave que
l'écho multiplie à l'infini. On voudrait pouvoir
regarder au delà des iiauteurs de Chenay, de
Trigny et de Prouilly pour se rendre compte de
ce qui se passe là-bas, oii le ciel semble si
rouge et où les lourds nuages sont tellement
bas que Ton ignore si c'est le soleil qui se
couche ou si c'est toute une région dont brûlent
les villes et les villages.
UNE VISITE A REIMS 193
Mais ici le silence n'est guère troublé que par
les explosions monotones et prévues que font
les « marmites » allemandes en tombant sur la
malbeureusc cité. Je me retourne une dernière
fois pour la contempler. De la brume qui déjà
noie la \i]le émerge la silhouette splendidc et
fîère de la cathédrale. Elle semble s'être drapée
dans un voile violet pour cacher aux barbares
sa splendeur outragée et les défier une fois de
plus. Vers la gauche, du côté des quartiers des,
dragons, tout un pâté de maisons brûle, éten-
dant à l'est de la ville un brouillard sanglant.
Un détour de la route nous la cache définiti-
vement. Dans la nuit presque complète, nous
avançons petit à petit vers le terme de notre
voyage, traversant les campements déjà illumi-
nés des innombrables feux des cuisines.
Mes noires pensées commencent à s'envoler,
et je songe maintenant à toute la joie que vont
apporter, dans la salle à manger bien close de
ce bon M. Cheveret, les utiles et douces choses
que Tibi II, péniblement, traîne sur le chemin
interminable du retour.
13
VIII
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES
3 novembre.
Qu'on s'imagine une petite pièce carrelée,
longue (le o mètres et large de 3, dans laquelle,
depuis plus de quinze jours, des soldats passent,
séjournent, couchent et mangent; qu'on se
figure les meubles renversés, la vaisselle brisée
jonchant le sol, les portes et les tiroirs des
armoires ouverts, le peu qu'ils contenaient
enlevé ou dispersé aux quatre coins de la
maison; ajoutez à cela des fenêtres sans vitres,
des portes défoncées, des débris de toutes sortes
répandus à terre, apportés on ne sait d'où,
venus on ne sait comment; et aux murs, cepen-
dant, quelques chromos, quelques photogra-
phies de parents ou d'amis, quelques objets
familiers restés suspendus, évoquant la vie qui,
il y a peu de temps encore, animait le logis, et
vous aurez une idée du local où nous nous
trouvons réunis, notre commandant, mes cama-
196 EN CAMPAGNI.;
rades d'escadron et moi, en ce mémorable soir
de novembre.
Il est cinq heures. Déjà la nuit vient, la triste,
la brumeuse, humide et froide nuit des Flandres,
succédant à une morne journée d'automne.
Dehors, à l'infini, le canon fait rage. C'est la
bataille de l'Yser qui continue.
Notre régiment vient d'être transporté, en
chemin de fer, de la région de Reims, où il
était, jusque dans le nord de la France et, de là,
en Belgique. Nos chefs nous ont dit : « Il faut
laisser là vos chevaux, oublier que vous avez
été cavaliers, prendre bravement votre parti de
votre état nouveau et devenir, pour un temps,
fantassins. L'infanterie manque par ici et les
Allemands, innomi)rables, essayent de se ruer
vers Dunkerque et Calais. La patrie compte sur
vous pour les arrêter. » Et nos braves chasseurs
ont laissé leurs chevaux à Elverdinghe, à
10 kilomètres d'ici. Ils sont venus à pied,
chargés de leurs lourds manteaux, traînant
leurs grosses bottes dans l'abominable boue des
routes défoncées, portant, avec leurs musettes,
à côté de la boule de pain et de la boîte de
« singe », le poids énorme de cent vingt
cartouches et, très simplement, comme s'ils
n'avaient fait que cela depuis toujours, ils sont
arrivés hier sur la ligne de feu, où ils ont tout
de suite accompli des prodiges.
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 197
Hélas! hier, je n'étais pas à la tète de mon
brave peloton. Je n'ai pu prendre ma part du
combat merveilleux livré autour de Bixschoote,
le pauvre village belge qui a été repris, puis
abandonné par nous, pour la vingtième fois. Je
n'ai pu assister à la mort héroïque du vaillant
et charmant colonel d'A..., du ..." chasseurs à
cheval, le vibrant auteur de ces pages épiques,
— celles sur la Charge surtout. — que tous
les cavaliers ont lues les larmes aux yeux. Il
est tombé face à l'ennemi, en entraînant son
régiment à l'assaut sous un feu d'enfer, et ses
hommes, en l'emportant, se groupaient autour
de lui pour faire un rempart de leur corps au
chef qu'ils adoraient. Je n'ai pu prendre ma
part de danger aux côtés de mon jeune cama-
rade, le sous-lieutenant J..., tombé crânement à
la tête de ses tirailleurs et au milieu de mon
cher régiment, dans lequel les balles ennemies
ont creusé de nouveaux vides. Mon tour d'an-
cienneté m'avait appelé comme officier de
liaison auprès du général commandant notre
division. Mais, aujourd'hui, je suis revenu dès
l'aube prendre ma place de bataille, et je
compte bien avoir l'occasion de rattraj)er le
temps perdu.
La journée, cependant, s'est passée dans le
calme le plus absolu. Après les combats de la
veille, après une nuit d'insomnie et d'alertes
198 EN CAMPAGNE
continuelles dans les tranchées, trois des esca-
drons, — dont le mien, — ont été relevés avant
le jour et portés en arrière, en réserve. Ils se
sont entassés dans des sortes de petites fermes
abandonnées, parfois à demi détruites, situées
à environ 600 mètres en arrière de la ligne de
feu. Les hommes s'y sont reposés tant bien que
mal tout le jour, profitant du peu de paille
qu'ils ont pu trouver pour se coucher, se débar-
bouillant dans l'eau des mares et reprenant des
forces pour remplacer, avant le matin suivant,
les troupes qui sont restées dans nos tranchées :
un escadron de notre régiment, un escadron du
...' chasseurs et une section de chasseurs à
pied.
Tandis qu'assis sur un coffre défoncé, je
m'efforce d'écrire une lettre, le commandant
B... et mes camarades 0... et F..., renforcés
par le capitaine de G..., venu du 3' escadron,
se sont installés autour d'une table boiteuse et
commencent un bridge. Et voici encore une
chose qui passe l'entendement du profane, je
veux dire de celui qui ne sait pas jouer le bridge.
C'est l'attrait extraordinaire, et je dirai presque
immodéré, que les initiés continuent à trouver
à ce jeu, même au plus fort de la campagne.
Quelle inépuisable source de voluptés peut-il
contenir pour que, môme au milieu des com-
bats, on puisse voir ses adeptes profiter du plus
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 199
petit instant de répit et aussitôt s'installer n'im-
porte où et n'importe comment pour se livrer à
leurs mystérieuses pratiques?
J'interromps un instant ma correspondance
pour jouir de ce spectacle qui a son charme un
peu spécial. Tandis qu'à deux ou trois kilo-
mètres de nous, vers Steenstraate, le canon fait
rage, tandis qu'à quelques centaines de pas de
notre bicoque, une section de nos 75 tire sans
discontinuer au delà du bois, sur Bixschoote, et
que, par-dessus nos tètes, se fait entendre le
ronflement désagréable des gros obus allemands,
je vois mes joueurs traîner leur table près de la
fenêtre aux carreaux brisés. Le jour commence
à baisser et le soleil n'a pas lui de la journée.
Le ciel est gris, d'un gris épais et sale; il semble
être très bas, tout près de nous, et l'on sent que
la nuit viendra petit à petit, sans aucune de ces
admirables symphonies de couleurs que le cré-
puscule amène parfois sur les champs de bataille
et qui donnent au combattant l'impression de
terminer sa journée dans une apothéose.
Mais eux semblent ne plus rien entendre. Je
vois dans la lumière grisâtre le fin profil du
commandant incliné sur le jeu que vient de
distribuer F... C'est sans doute lui qui doit pro-
noncer les premiers mots, car les trois autres
joueurs, immobiles, le regardent, semblant
attendre de sa bouche quelque grave parole.
200 EN CAMPAGNE
Et alors, tout à coup, accompagné en sourdine
par l'orchestre incomparable de la bataille, le
colloque suivant s'engage, insidieux, plein d'em-
bûches et de traquenards, je le suppose, car les
quatre officiers se jettent par-dessus leurs cartes
dressées des regards soupçonneux et inquisi-
teurs :
— Un pique.
— Deux cœurs.
— Deux sans atout.
— Je contre!...
— A vous, mon commandant!
Mais, tout à coup, paf! paf!... Les quatre
joueurs ont abaissé leurs cartes et nous nous
regardons, tous les cinq, sans dire un mot.
Subitement, au-dessus de nous, vient de se faire
entendre cette sorte de claquement bizarre et
indéfinissable que font les balles quand, tirées à
distance pas trop grande, elles déchirent l'air en
passant au-dessus de vous. 11 n'y a pas de doute
à avoir : il se passe quelque chose d'anormal du»
côté des tranchées, car les claquements se mul-
tiplient instantanément et c'eslltout de suite des
centaines et des centaines de balles qui passent
autour de nous. D'un coup de pied, F... a envoyé
la table rouler à lauLre bout de la pièce et nous
nous précipitons dehors à la suite du comman-
dant.
Il n'est pas à la guerre dinstanl plus dépri-
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 201
mant que celui où l'on se trouve exposé à un
feu intense de l'ennemi sans que l'on puisse
voir d'où viennent ses coups, par quelles troupes
ils sont tirés et dans quel but. Il est évident que
ce n'est point sur nous que le feu est réglé car,
entre les tranchées et les maisons où nous
sommes, se trouve un bois assez épais qui nous
masque entièrement à la vue de l'ennemi. Mais,
d'autre part, les coups de feu qui sont tirés ne
peuvent l'être des tranchées que les Allemande
occupaient jusqu'ici en face de nous, car les
balles n'auraient pu passer que très au-dessus
de nous et en faisant entendre simplement le
sifflement caractéristique des coups tirés à
grande rUstance.
Un instant, rien qu'un instant, l'angoisse nous
étreinttous. Que s'est-il passé? Que sont deve-
nus les camarades restés en avant de nous?
Groupés dans le petit enclos bordé de iiaies
vives où subsistent encore quelques vestiges de
ce qui fut le potager de notre ferme, nous regar-
dons de tous nos yeux sans prononcer une
parole. En face de nous, s'étend la ligne sombre
du bois. Nous la scrutons d'un regard avide,
cette masse silencieuse d'arbres et de buissons
où l'automne a mis déjà les plus admirables
couleurs de sa palette. Malgré le jour plus
sombre, (jucl admirable fond elle offre à ce
tableau mélancolique de campagne dévastée 1
802 EN CAMPAGNE
C'est d'abord, tout près du sol, le fouillis des
arbrisseaux et des ronces dont les feuillag-es
aux teintes rouillées forment comme un impé-
nétrable rideau qui, au clair soleil, serait un
rideau d'or et de pourpre. Puis, s 'élançant dans
le ciel brumeux, ce sont les troncs dénudés des
arbres, entourés, enlacés par les myriades de
brandies fines et souples dont les ramifications
tendent dans le ciel un voile aux teintes vio-
lettes. Malo^ré l'instant tragique, je ne puis
m'empècber d'admirer le décor merveilleux
que la nature semble nous offrir pour le drame
dont nous sommes appelés à être les acteurs.
Les balles, par milliers, continuent leur
musique infernale au-dessus de nos tètes. En
même temps, le feu des mortiers allemands
redouble d'intensité et leurs grosses « mar-
mites » vont éclater avec un fracas assourdis-
sant à quelques centaines de mètres derrière
nous, cbercbant à maîtriser nos pièces. Celles-
ci, cachées dans un pli de terrain, répondent
vigoureusement.
Mais qu'y a-t-il? Que se passe-t-ii? Nous
avons envie de crier, d'appeler, de supplier
qu'on nous réponde, qu'on nous renseig'ne enfin
sur ce qui est arrivé derrière l'épais rideau du
bois. Mais le rideau demeure impénétrable.
Dans les quelques secondes que nous vivons
là au pied de cette maison dévastée, dans ce
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 203
petit carré de jardin ravagé, sous la tempête
des halles qui déferle autour de nous, une seule
crainte nous étreint, nous serre la gorge au
point de nous rendre muets, de ne pouvoir
échanger nos pensées ou plutôt l'unique pensée
qui nous ohsède tous : « Qu'est devenu le
2* escadron, qu'est devenu le colonel resté à son
poste de commandement? Que sont devenus
tous les ciiers camarades, demeurés là-has, de
l'autre côté du bois? » Oh! incertitude, souf-
france pire que toute autre souffrance, parce
qu'elle laisse tout supposer et tout craindre.
D'où nous sommes, nous apercevons, aux
fenêtres et aux portes des petites maisons dis-
séminées parmi les champs, les figures anxieuses
et attentives de nos hommes. Eux aussi sont
saisis et torturés par l'incertitude. Ils se pres-
sent les uns contre les autres, les regards
tournés vers nous, attendant un signe, un
ordre.
Mais, subitement, notre angoisse se dissipe.
— Aux armes! crie notre commandant d'une
voix vibrante qui retentit au-dessus du crépite-
ment des balles et qui est entendue par tous les
escadrons.
Ah! il n'y a pas besoin de répéter deux fois
le commandement! Sans attendre, nos braves
chasseurs avaient déjà saisi leurs carabines et
coiffé leurs schakos. En un cHn d'œil, mon
204 EN CAMPAGNE
peloton s'est formé derrière moi, en ligne d'es-
couades. Un genou en terre, appuyés sur leurs
armes, mes hommes attendent dans le plus
grand silence, les yeux fixés sur moi. Il me
semble entendre tous leurs cœurs battre avec
le mien et toutes leurs volontés tendues prêtes
à seconder la mienne.
Le commandant a donné un ordre. Nous dis-
persons nos liommes en tirailleurs dans le fossé
du chemin qui, passant devant notre ferme, suit
une direction parallèle à la lisière du bois. Nos
escadrons forment ainsi une ligne d'environ
300 à 400 mètres qui pourra arrêter l'ennemi
au moins un certain temps, si vraiment il a pu
enlever nos tranchées et si déjà il filtre à tra-
vers les fourrés. A genoux sur la route, en
arrière d'eux, je regarde mes hommes. Ils se
sont couchés à plat ventre sur le revers du
fossé, ils ont chargé leurs armes et cliez aucun
je ne peux distinguer la moindre trace de
crainte, ni même démotion.
Ils ont tous les yeux fixés droit devant eux et
cherchent à distinguer dans l'ombre naissante
si quelque soldat casqué ne débouche pas entre
les broussailles. Quels admirables soldats la
guerre nous a façonnés! Ce ne sont déjà plus
les bons cavaliers appliqués et consciencieux
que nous aimions commander et dont nous
admirions la tenue soignée au temps de la paix.
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 205
Les rudes épreuves du champ de bataille les
ont endurcis, virilisés et pour ainsi dire enno-
blis. Les visages sont devenus plus mâles; leur
discipline, loin de se relâcher, est devenue plus
complète, leur courage inné s'est développé et
confine, chez presque tous, à la témérité.
J'ai depuis peu dans mon peloton deux nou-
veaux cavaliers : Ladoucette et Roger. Ce sont
deux territoriaux, des hommes de trente-huit à
quarante ans, qui, s'ennuyant au dépôt et
enviant leurs cadets qui se battaient, ont de-
mandé et obtenu l'autorisation de rejoindre le
régiment sur le front. Tout de suite, ils m'ont
séduit par leur entrain, leur verve blagueuse et
l'ardeur joyeuse qu'ils mettaient à accomplir les
plus dures corvées. Mais je ne les ai point
encore vus au feu.
Des yeux, je les cherche sur la ligne des
tirailleurs. J'essaye de les reconnaître parmi
tous ces dos et toutes ces nuques dispersés
devant moi. Et, bien vite, je devine qu'ils sont
à l'extrême droite du peloton, car j'entends les
rires fuser de ce côté; ce ne peut être que La-
doucette qui vient de lancer (|uelqu'uno de ces
plaisanteries gaillardes dont il a le secret. En
effet, je vois sa tête se dresser au-dessus des
herbes du talus, les moustaches hérissées, l'œil
brillant, la bouche sarcastique. Je n'entends
pas ce qu'il dit, car la fusillade continue à faire
206 EN CAMPAGNE
rage, mais je vois aux faces épanouies de ses
voisins qu'il vient encore de trouver le mot de
la situation, le mot qui déchaîne le rire sous les
balles et fait oublier le danger. Non loin de lui,
Roger, son ami inséparable, s'esclalfe et semble
n'avoir jamais été à pareille fête. Allons, j'ai
fait là deux bonnes recrues qui ne feront pas
tache parmi les braves de mon brave peloton.
Tout à coup, une forme sombre surgit du
bois, puis deux, puis trois, d'autres encore.
Est-ce l'ennemi? Déjà, sans commandement,
quelques hommes commencent à épauler vers
ces ombres mystérieuses qui courent en fde,
les unes derrière les autres, se rapprochant de
nous.
— Ne tirez pasl ne tirez pas!
Nous avons reconnu — heureusement —
l'uniforme de nos chasseurs à pied. Cela est
loin de calmer notre angoisse qui va, au con-
traire, grandissant. Comment ne pas imaginer
les pires catastrophes et craindre les plus ter-
ribles conséquences en apercevant, subitement,
battant en retraite, ceux sur lesquels reposait
notre confiance, ceux qui occupaient les tran-
chées les plus avancées vers Bixschoote? Les
premiers arrivent à nous. Ils semi)lent complè-
tement désemparés. Les yeux hagards, débrail-
lés, noirs de poussière, ils franchissent la route
en courant. En vain cherchons-nous à les arrô-
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 2(>T
ter. Ils nous jettent, en passant, des phrases
incompréhensibles parmi lesquelles nous ne
pouvons saisir que ces mots :
— Ils arrivent... Ils arrivent...
Je parviens avec 0... à arrêter une seconde
deux hommes qui s'en vont plus lentement,
soutenant un blessé qui gémit et se traîne péni-
blement sur une jambe.
— Nous avons été tournés... Ils sont des
milliers... Ils sont venus par le village et nous
ont pris en enfilade... Beaucoup de tués..., l'offi-
cier blessé... 11 faut se sauver plus loin, en
arrière...
Comme ils s'éloignent clopin-clopant, avec
leur camarade dont les gémissements font mal
à entendre, surgit tout à coup devant nous la
haute silhouette d'un lieutenant de chasseurs à
pied. On dirait un spectre et nous avons un ins-
tant l'impression quil va s'abattre comme une
masse, épuisé. Son visage est inondé de sang.
Quelle liorrible chose que ce masque rouge où
le blanc des yeux met deux taches brillantes!
Sa tunique déchirée et tous ses vêtements sont
couverts de sang. Il tient à la main son revolver
qu'il agite frénétiquement et semble, lui aussi,
avoir perdu toute notion des choses.
Au passage, le commandant le saisit par le
bras :
— Halte I Halte! Attendez donc, rassemblez
208 EN CAMPAGNE
VOS hommes... Nous pouvons très bien établir
ici une ligne de résistance.
D'un mouvement brusque, l'officier s'est
dégagé et, sans tourner la tète, à grandes
enjambées, il s'éloigne, en criant :
— Je sais ce que j'ai à faire... On ne peut
plus tenir ici... Je vais me reformer là-bas,
près de l'artillerie.
Encore quelques hommes qui passent, abat-
tus, silencieux, courbés sous le poids du sac. Ils
franchissent péniblement les fossés de la route
et se perdent à travers champs, dans la nuit
presque close.
Personne ne rit plus. Cette fois, une même
pensée vient à l'esprit de tous et le même déses-
poir nous étreint; sûrement les Allemands ont
enlevé nos tranchées et nos braves camarades
se sont tous fait tuer plutôt que de reculer. Et
maintenant, l'ennemi est là, dans ce bois; ses
soldats s'avancent vers nous, tout doucement.
Il me semble les voir, se glissant d'arbre en
arbre, le fusil haut, cherchant à amortir le
bruit de leurs pas sur les feuilles mortes. Ils
vont gagner bien vite cette ligne sombre qui
s'étend devant nous, mystérieuse et muette; ils
vont entasser en arrière leurs épais bataillons en
réserve et, tout à coup, cette lisière va s'illu-
miner de milliers de coups de feu... Je regarde
de nouveau mes hommes. Pas un ne bronche,
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉIiS 209
pas un ne parle, mais, dans la demi-nuit bla-
farde, les visages semblent un peu pâles... Les
balles et les obus, au-dessus de nous, continuent
par milliers leur musique étrange et lugubre.
Mais (juel est cet bomme qui vient de sortir
du bois et s'avance vers nous à petits pas? La
clarté n'est plus suffisante pour qu'on distingue
son uniforme, mais son allure calme et placide
fait contraste avec celle que nous venons de
voir cliez les chasseurs à pied. Il a dû reconr
naître le petit groupe que nous formons, debout
au milieu du chemin, le commandant, mes
camarades et moi, car maintenant il vient vers
nous directement.
Il n'est plus qu'à vingt pas, à quinze pas...
joie! nous reconnaissons le maréchal des logis
Madelin, un sous-officier du 2' escadron, l'esca-
dron qui est resté dans les tranchées avec le
colonel et la section de mitrailleuses. Je ne puis
dire quel soulagement nous apporte sa venue.
Nous ne savons pas encore ce qu'il va nous
dire, mais son attitude seule fait s'envoler notre
appréliension. Sous la visière de son schako, il
nous regarde de ses grands yeux étonnés. Il
s'avance à pas tranquilles, les mains dans les
poches, comme à la promenade, et il murmure
d'un ton de stupéfaction :
— Mais qu'est-ce qu'il y a?... Mais qu'est-ce
qu'il y a?...
14
î!0 EN CAMPAGNE
— Ah! ça, par exemple, c'est trop fort! s'ex-
clame le commandant, mais c'est à vous qu'on
le demande!
— Mais, rien! mon commandant. La tranchée
des chasseurs à pied a été enlevée. Nous, nous
tenons toujours. Seulement, le colonel m'en-
roie vous dire qu'une contre-attaque allemande
se dessine sur sa gauche et il vous demande de
venir le renforcer de ce côté avec vos trois
escadrons.
Ceci est dit sur un ton tellement calme et
toujours avec l'air le plus étonné du monde que
nous avons presque envie de rire. Madelin a
déjà donné bien des preuves de son courage, il
a même été cité à l'ordre du jour pour sa bra-
voure, mais jamais il ne nous avait semblé
aussi placide, aussi bonasse sous la mitraille
que dans cet instant. Immédiatement, toutes
nos craintes se sont évanouies et nous ne rêvons
plus qu'une chose : courir au secours de nos
camarades et prendre ainsi notre part de gloire.
— En avant!
Les officiers se sont portés devant la ligne
de tirailleurs. D'un bond tous les hommes se
lèvent et les trois escadrons, au pas de course,
s'élancent.
Mais, au moment précis où, sautant hors du
fossé, nos hommes commencent leur marche
vers le bois, l'artillerie ennemie, raccourcissant
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 211
son tir, fait pleuvoir sur notre ligne une véri-
table pluie de shrapnells. La nuit maintenant
est presque complète et le spectacle a quelque
chose d'infernal. Les projectiles éclatent à
bonne hauteur, les uns en avant, les autres en
arrière de nous. Quelle horrible musique! Il
doit y avoir au moins deux batteries qui s'achar-
nent sur nous, car on ne distingue même plus
les séries de trois coups caractéristiques de la
batterie allemande tirant par rafale. Le fracas
est ininterrompu et chaque shrapnell qui éclate
illumine une petite parcelle du champ de bataille
l'espace d'une seconde. On a à peine le temps
d'entrevoir un tronc d'arbre, un pan de mur,
un bout de haie, puis l'obscurité renaît sur ce
point, tandis qu'un autre brusquement s'illu-
mine, en même temps que retentit une nouvelle
explosion.
Un instant, l'horreur me saisit. A ma gauche,
un shrapneU vient d'éclater en plein sur la ligne
du 3' escadron. Cette fois, ce n'est plus un coin
de paysage qu'a éclairé la lumière fulgurante
de l'explosion. J'ai entrevu subitement un spec-
tacle effrayant.
Figurez-vous la lumière intense et rapide que
fait la déflagration du magnésium, imaginez
cette lumière soudaine accompagnée d'un fra-
cas assourdissant et, à cette clarté fugitive, la
vue de plusieurs hommes bizarrement éclairés
tl2 EN CAMPAGNE
dans les postures que peut faire prendre la ter-
reur de la mort certaine, et vous aurez une
faible impression de ce que j'aperçois alors.
Puis, subitement, tout retombe dans Tombre
et cette ombre paraît plus complète après
l'éblouissement de l'explosion. Je distingue
vaguement des corps à terre et des ombres qui
se penchent sur eux.
Sans arrêter ma course, j'entends la voix du
commandant qui donne des ordres dans le plus
grand calme :
— Emportez-le... Doucement...
Mais un blessé hurle, refuse de se laisser
toucher; sans doute, il a les membres brisés
par les éclats. Qu'importe? En avant! En avant!
La course se précipite vers le bois, où il nous
semble que nous trouverons quelque abri contre
cette avalanche de projectiles. Une voix crie
derrière moi des noms :
— Le brigadier David tué..., le maréchal des
logis Flosse blessé..., une jambe cassée!
Mes hommes courent tellement vite que, bien-
tôt, ils sont à ma hauteur. Quels braves gens!
Je suis prêt à regretter que quelque troupe
ennemie ne nous attende pas là-bas, cachée
dans le bois. Quel beau combat nous livrerions!
Mais y aurait-il un combat '? Les Prussiens ose-
raient^ils engager la lutte avec ces gaillards que
le danger excite au lieu de les abattre? Enfin,
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 213
nous voici parvenus à la lisière. Nous mar-
quons un temps d'arrêt pour permettre au com-
mandant de nous rejoindre.
Appuyés contre les arbres, mes chasseurs
reprennent leur souffle. Rapidement, je passe le
long- de la ligne pour m'assurer que j'ai tout
mon monde au complet. Ils sont tous là, et je
me réjouis de n'avoir aucune perte à déplorer.
Les joies et les misères de la guerre ont créé
entre nous un lien que rien ne pourra plus bri-
ser. J'ai vite connu chacun d'eux, avec ses qua-
lités et ses défauts, et je sais que tous, sans
exception, sont de braves cœurs et de vaillants
soldats. Cliaque fois que j'ai vu la mort frapper
l'un d'eux, j'ai souffert comme si je perdais un
frère très aimé et je crois qu'ils m'ont rendu en
confiance ce que je leur donnais en affection.
Mais déjà le commandant nous a rejoints. Il
ne faut pas perdre une minute pour répondre à
l'appel de notre colonel et songer que, là-bas,
les camarades du 2" escadron supportent seuls
l'efPort de l'ennemi.
En avant !
Et la course échevelée reprend. Dans l'ombre
complète du bois, elle est plus pénible encore
que dans la terre mouvante des champs. Nous
buttons sur des racines, nous nous enchevêtrons
dans des ronces; des hommes tombent, se
relèvent et reprennent leur marche avec un
214 EN CAMPAGNE
juron. La blague n'existe plus; l'esprit est
affreusement tendu et les forces défaillent, tan-
dis qu'au-dessus de nos tètes la rafale de shrap-
nells continue, fauchant les branches et éclai-
rant par instant, comme un bouquet de feu
d'artifice, l'enchevêtrement des arbres et des
arbustes dénudés.
Tout à coup, j'entends non loin de moi, sur
ma droite, des cris, des appels qui dominent le
tumulte de la bataille. Je vois un instant mes
hommes s'arrêter, regarder de ce côté. Mais, à
mon ordre, ils reprennent leur course, sans un
mot.
— En avant!
Le temps est précieux. Chaque minute peut
être fatale à nos frères d'armes. Nous distin-
guons maintenant tout près de nous le bruit
bien connu de nos carabines de cavalerie. Nous
approclions des tranchées où le 2' escadron,
héroïquement, continue la résistance.
— En avant! En avant!
Le souffle nous manque, tellement notre ga-
lopade a été rapide. Mais aucun ne songe à
ralentir l'allure. Je me retourne vers quelqu'un
qui trotte derrière moi : c'est mon sous-officier.
Sans perdre une seconde» il a couru voir ce qui
avait motivé les cris de tout à l'heure et il me
rejoint au pas gymnastique pour me rendre
compte :
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 2H
— Mon lieutenant, au 3' peloton, le maré-
chal des logis LagaralJi...
— Eh bien?
— Tué... Le brigadier Durand... tué aussi!
— Ah!
— Et des blessés...
Je ne réponds pas et je continue à courir.
Quelle atroce chose! Deux braves garçons tout
à l'heure si alertes, si gais... Une seconde
j'évoque malgré moi ce que doivent être ces
deux pauvres corps brisés, pantelants, couchés
parmi les herbes de la forêt. Mais bien vite j'ai
écarté ces pensées déprimantes. Il ne faut son-
ger maintenant qu'à bien faire son devoir.
Après, nous penserons aux morts, nous les
pleurerons et nous prierons pour eux.
Mais l'obscurité devient moins complète. De-
vant nous, le fouillis des arbres se fait m.oins
épais, les branches semblent s'écarter, nous
devons être près de la lisière. Et, en même
temps, malgré mon cœur qui bat à se rompre,
malgré mes oreilles qui bourdonnent, je me
rends compte que la canonnade a cessé, du
moins de notre côté, et que les balles se font
plus rares. L'attaque allemande doit se ralentir,
subir un léger temps d'arrêt. Tant mieux! Cela
nous permettra de passer du bois dans les tran-
chées sans autant de risques, grâce à l'ombre
propice.
216 EN CAMPAGNE
Nous y voici. Un par un, nos hommes se
glissent dans l'étroit boyau. Quel bien-être!
Quel repos ! Ce petit couloir creusé dans la terre,
qui d'habitude semble si imparfait, si peu con-
fortable, nous paraît un palais somptueux. Avec
quelle volupté nous reprenons haleine! Nous
avons le sentiment d'être ici dans une sécurité
presque complète. Et pourtant, il ne faut pas
s'endormir...
Tandis que le commandant, sans prendre une
minute de repos, va se mettre aux ordres du
colonel, je me hisse sur le parapet. La nuit,
maintenant, est tout à fait venue, mais la lune
commence à paraître. Même on y verrait pres-
que comme en plein jour si un brouillard léger
qui se lève ne venait tendre un voile diaphane
devant nos yeux. Je devine à peine, en avant et
à notre droite, la forme impalpable du moulin
détruit et de la ferme incendiée auxquels
s'appuyait la tranchée occupée par les chas-
seurs à pied. Plus loin, cependant, se distingue
vaguement la ligne d'arbres où sont creusées
les premières tranchées allemandes, à environ
250 mètres de nous. Sur la gauche, le brouillard
a pris une teinte rougeâtre. Ce doit être encore
quelque maison qui brûle dans ce pauvre village
dévasté qu'est Bixschoote.
Comme si notre arrivée sur la ligne de feu
avait été un signal convenu, le silence soudain
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 217
s'est fait sur ce petit coin du grand champ de
bataille. A notre droite également, lintensité du
feu diminue dans les tranchées occupées par
la ...' division territoriale. A gauche, au con-
traire, la fusillade et la canonnade font rage,
vers le pont de Steenstraate, que défend la
...' brigade de chasseurs à cheval. Évidemment,
les Allemands, ayant échoué dans la tentative
qu'ils avaient faite pour franchir le canal de
l'Yser de notre côté, portent tous leurs efforts
un peu plus au nord. Cependant il ne faut pas
trop se fier aux déductions qui semblent les
plus logiques, car souvent l'événement vient
déjouer les calculs les mieux établis et déranger
tous les plans.
La lune maintenant brille d'un éclat incompa-
rable et le brouillard, au lieu d'en atténuer la
clarté, semble, au contraire, la rendre plus com-
plète et plus troublante. Les êtres prennent des
formes bizarres et la taille des choses se trouve
modifiée, agrandie. Nos yeux éblouis sont
l'objet d'une sorte d'hallucination déprimante;
les plus petits objets prennent des proportions
effrayantes et il suffit que la moindre brise agite
les feuillages du champ de betteraves qui s'étend
devant nous pour que nous nous figurions voir
s'élancer une ligne de tirailleurs.
J'ai toutes les peines du monde à empêcher
mes hommes de commencer le feu. Les car-
218 EN CAMPAGNE
touches doivent être économisées avec le plus
grand soin, car, par suite de quelque erreur
dans la transmission des ordres, nous n'avons
pas encore été ravitaillés en munitions depuis
la veille et une bonne partie en a été consom-
mée dans le combat autour de Bixschoote. La
même prudence n'est pas observée partout, car,
par instant, on voit la ligne des tranchées s'illu-
miner brusquement sur un point où, pendant
quelques secondes, la fusillade crépite inutile-
ment. Puis tout retombe dans l'obscurité et
l'immobilité .
Vers Steenstraate aussi le feu commence à
se ralentir. Je regarde ma montre. Il est six
heures trente. C'est l'heure où d'ordinaire la
faim commence à se faire sentir et où, dans
chaque peloton, les chasseurs se dirigent,
gamelle en main, vers la marmite fumante
auprès de laquelle le cuisinier les attend, impor-
tant, la louche en main. Aujourd'imi, nul ne
songe à manger. 11 semble que nous sentions
tous que notre rôle n'est pas terminé et que
nous aurons encore du bon travail à effectuer
cette nuit. Ce n'est pas, certes, le moment d'al-
lumer du feu pour faire cuire la soupe; le Prus-
sien, tout à l'heure, nous en offrira, sans doute,
un d'une autre sorte et nous devons être prêts
à répondre à sa politesse.
Prêts?... Nous le sommes... Je me retourne
NUIT TRAGIQUE DANS LES THANCHÉES 219
vers l'intérieur de la trancliée : tous mes
braves sont debout, les yeux tournés vers moi,
semblant clierclier à deviner dans mon attitude
ou dans mes g-estes si je ne vais pas leur
demander quelque nouvel effort. La lumière
blafarde des rayons lunaires frappe en plein
leurs visages, tandis que leurs corps sont noyés
dans Tobscurité de la trancbée. Quel étrange et
réconfortant spectacle! Je lis dans tous ces
regards le calme courage et la confiance absolue.
Quand parfois je me sens las, quand je serais
tenté de me laisser aller au découragement, à
maudire les lenteurs de notre marche et les
mille tristesses de la guerre, alors je n'ai qu'à
faire ce que j'ai fait ce soir. Je me retourne
vers mes chasseurs et, sans parler, simplement,
je les regarde, je regarde dans leurs yeux et j'y
lis tant de belles et nobles choses que la honte
me prend d'avoir connu un instant de faiblesse.
Ils ne cherchent pas, eux, le pourquoi des
choses. Ils vivent au jour le jour, accablés de
travail, de corvées. Pour eux, la bataille est un
repos et une joie. Dès que l'heure du combat
est passée, ils doivent reprendre la dure vie du
cavalier en campagne, employer tous leurs ins-
tants à soigner leurs chevaux, à aller chercher
au loin la distribution de vivres et fourrages, à
nettoyer les harnachements et les armes et à
aménager chaque soir, dans le cloaque de vil-
S20 EN CAMPAGNE
lages souvent à demi détruits ou abandonnés,
un cantonnement qu'ils abandonneront le len-
demain. Rien de tout cela ne les abat. Ils con-
servent l'entrain des premiers jours et cette
impérissable gaieté française qui est pour nos
troupes une arme de plus.
Ce soir, mieux que jamais, je les sens vibrer
avec moi.
Sans doute, je vais encore avoir besoin de
faire appel à leur courage, car, devant nous, il
se produit quelque chose d'anormal. Quelle rage
de ne pouvoir percer ce brouillard lumineux
derrière lequel l'ennemi peut se masser, pren-
dre des positions nouvelles sans que nous en
sachions rien! Là-bas, au delà de la ligne de
saules que l'on ne distingue presque plus, nous
percevons des bruits mystérieux qui forment
une sorte de brouhaha lointain. Il doit y avoir
des cliquetis d'armes, des ordres donnés à voix
basse, des pas nombreux qui glissent sur le tapis
moelleux des terres labourées. Tout cela se con-
fond en une sorte de murmure indéfinissable qui
fait dresser toutes les têtes attentives au-dessus
du parapet. Chacun tend l'oreille, cherche à
comprendre, à deviner et à voir, et chacun a l'in-
tuition que l'ennemi se prépare à renouveler son
assaut. Le silence le plus complet, le calme le
plus impressionnant plane sur nos tranchées.
Oui, nous sommes prêts. Qu'ils y viennent!
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 221
Et soudain voilà que s'élève du camp opposé
un cantique harmonieux et grave entonné par
des centaines de voix mâles. Nos oreilles ne
peuvent percevoir les paroles prononcées dans
la langue barbare. Mais le chant parvient nette-
ment jusqu'à nous. Je dois avouer que rien ne
m'a autant étonné depuis le commencement de
cette soirée si prodigieusement remplie. Avec
quelle ardeur, avec quelle unanimité, avec quel
art aussi — il faut bien le dire — ces hommes
proclament leur foi avant de se ruer à la mort.
Au milieu de cette nuit lumineuse, sous le dôme
merveilleux du ciel, on ne peut rêver un temple
plus magnifique pour faire prier des soldats
qui vont courir au sacrilice. Nous écoutons
ravis et émus. Le cantique se prolonge long-
temps et la musique m'en semble noble et
belle; les voix sont justes et les chœurs sem-
blent admirablement réglés. Mais surtout il se
dégage de l'ensemble une impression troublante
de piété disciplinée et imposée. Jusqu'où ces
hommes pousseront-ils leur amour du comman-
dement et de l'obéissance?
Mais, tout à coup, l'hvmne se termine bruta-
lement dans un formidable tumulte où domi-
nent des milliers de voix criant :
— Hourrah! Hourrah ! Cavalerie ! Cavalerie!
Et par-dessus tous ces hurlements on entend
leurs trompettes courtes faisant entendre les
222 EN CAMPAGNE
notes précipitées et monotones de la charge à
la prussienne.
D'un bond, je suis dans la tranchée.
— Feu à volonté I
Toute la ligne française instantanément cré-
pite dune fusillade épouvantable, assourdis-
sante. Chaque homme semble pris d'une rage
folle, d'une volonté exaspérée de destruction.
Je les vois épauler rapidement, presser la dé-
tente et recharger avec une hâte fébrile. J'ai les
oreilles brisées et la tête un peu perdue, tant le
bruit de ces mille coups de feu retentissant dans
le boyau de la tranchée est devenu terrible. A
notre gauche, la section de mitrailleuses de
mon vaillant camarade F... fait un vacarne in-
fernal.
Mais presque aussitôt la ligne allemande s'est
précipitée à terre. C'est à peine si j'ai pu dis-
tinguer au loin un grouillement d'ombres grises
courant dans le brouillard. Maintenant, plus
aucune silhouette sombre ne s'aperçoit sur le
fond blanchâtre de ce décor tragique. Combien
doivent être couchés sans vie parmi tous ces
corps que l'on ne devine plus d'ici et quel ter-
rible voisinage ce doit être pour les vivants
étendus côte à côte avec les cadavres de leurs
compagnons d'armes !
D'eux-mêmes, nos hommes ont arrêté le feu
et un silence étrange a succédé à l'effrayant
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 223
fracas. Que va-t-il se passer? Oseront-ils re
prendre leur course vers notre ligne? Nous le
souhaitons ardemment, car nous sentons que,
si nous pouvons tenir nos hommes, les empê-
cher de tirer à tort et à travers, jamais l'ennemi
ce pourra parvenir jusqu'à nous. JMais, avant
tout, il faut économiser les munitions, car. si
nous venions à manquer de cartouches, quelle
résistance pourrions-nous offrir aux haïonnettes
avec nos minuscules carabines réduites au
silence?
Les Allemands ont dû être sérieusement
éprouvés, car ils semblent ne plus oser re-
prendre l'assaut. Rien ne bouge dans la plaine
nue qui s'étend devant nous. Pendant ce temps
de répit, un ordre passe, venu du commandant
et colporté, à voix basse, débouche en bouche :
— Faites passer... Défense de tirer sans
ordre... faites passer...
Puis le silence retombe sur nos tranchées,
aussi complet, aussi pesant que sur la campagne
qui s'étend en face de nous. Alors, tout à coup,
à l'endroit où les tirailleurs ennemis se sont
jetés à terre, nous voyons devant nous se
dresser une ombre mince. L'homme s'est levé
sans liâte, comme si rien ne le menaçait. Et,
malgré tout, on ne peut s'empêcher d'admirer
la jolie crânerie du geste. L'ombre, un instant,
demeure immobile, droite, appuyée sur son
224 EN CAMPAGNE
sabre ou sur une canne, puis on voit un de ses
bras se lever lentement et une voix rauque
hurle :
— Auf!
D'autres voix répètent le commandement
auquel répondent de nouveaux hourras. Et,
une seconde fois, l'épaisse chaîne de tirailleurs
se dresse et reprend sa course échevelée vers
nous :
— Feu! Feu!
Nos tranchées reprennent leur feu d'enfer.
Maintenant, on distingue nettement des corps
qui tombent, puis, subitement, tous les tirail-
leurs, comme la première fois, se jettent à
terre. Seulement, au lieu de rester inactifs et
tapis dans les betteraves, ils commencent à
répondre à notre fusillade. Les balles innom-
brables claquent autour de nous. Je prends
plaisir à constater que mes hommes restent
calmes; ils visent et tirent posément, alors que,
sur d'autres points, je perçois une fusillade tel-
lement violente qu'elle ne peut être efficace. Je
suis bien aise de n'avoir aucun reproche à faire
à mes braves chasseurs, car le vacarme est tel
qu'il me serait impossible de faire entendre ma
voix par d'autres cavaliers que les deux qui
sont les plus rapprochés de moi. Je suppute le
nombre de cartouches qui doit rester mainte-
nant à chacun d'eux : vingt-cinq, trente, peut-
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 223
être. Comment tout ceci va-t-il finir? Je songe
un instant à arrêter le feu de mon peloton, afin
de réserver mes munitions pour l'elTort final,
s'il devient nécessaire.
Mais un événement se produit qui m'empêche
de prendre une décision. Sans doute^ les mi-
trailleuses de F... ont dû causer des ravages
épouvantables dans les rangs des assaillants,
car, soudain, sans un cri, sans un commande-
ment, nous voyons les silhouettes se relever et
filer à grande allure, disparaissant à gauche et à
droite dans le brouillard...
— Silence!
Je suis obligé d'intervenir pour calmer l'effer-
vescence joyeuse qui se manifeste dans mon
peloton. Les hommes, ravis, commençaient à
échanger leurs impressions sur un ton exubé-
rant qui pouvait devenir dangereux. L'organe
de Ladoucette, par-dessus tout ce bruit, domi-
nait. Selon son habitude, il prend sa femme
absente comme confidente de ses exploits :
— Madame Ladoucette, si tu avais vu (,'a!...
Mais il faut rester sur le qui-vive. Évidem-
ment l'attaque allemande est enrayée, mais elle
peut se renouveler. Nous connaissons la téna-
cité et le courage de nos adversaires.
Devant nous, dans le brouillard plus épais et
plus blanc, je ne distingue plus rien. Je n'en-
tends au loin (jue le bruit de la terre qu'on
15
226 EN CAMPAGNE
remue, du sol creusé à coups de pioche. L'en-
nemi, sans doute, renonce à l'assaut et établit de
nouvelles tranchées dans la nuit. De leur côté,
plus de cris, plus de hourrah, plus de cantiques.
Ils ne lancent plus comme une insulte et un terme
de mépris leur guttural: Cavalerie! Cavalerie!
Ils ont appris à leurs dépens que ces cavaliers
français, devant lesquels les leurs savent si pres-
tement faire demi-tour, étaient aussi capables de
faire bonne figure devant leurs fantassins. Nous
pouvons, je crois, jouir de quelque répit. On
n'entend plus sur le cbamp de bataille que les
faibles appels que lancent les blessés à demi-
voix.
Rapidement, je désigne deux chasseurs qui,
silencieusement, se glissent au poste d'écoute;
puis, notre capitaine ayant eu la malechance
d'être appelé ce jour-là à Elverdinghe pour une
affaire de service, je m'en vais à la reclierche
du commandant pour lui faire mon rendu-
compte. Mes hommes se sont assis sur les
marchepieds en terre grossièrement taillés
dans le talus de la tranchée. La caral)ine entre
les jambes, ils se parlent maintenant à voix
basse. A mon passage, leurs figures s'éclairent
d'un bon sourire. Je marcbe lentement dans
l'étroit et long boyau, posant mes pieds avec
précaution pour ne pas écraser ceux des cau-
seurs.
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 227
Comme j'approclie d'un point où la trancliée,
suivant la direction du bois, forme un coude
assez l)rusque, j'entends deux voix connues qui
échangent les propos suivants :
— Cinquante-deux!... Tierce majeure... trois
as
— C'est beau!
Ah! par exemple, c'est un comble! Je dc^passe
l'angle de la tranchée et je tombe sur le com-
mandant B... et sur F... qui, au resplendissant
éclairage que leur offrent les rayons lunaires,
assis sur la banquette en terre, recommencent
tranquillement à jouer. Ne pouvant réunir
quatre joueurs dans leur salle de jeu trop exiguë,
ils se contentent d'entamer un piquet.
vous tous qui êtes retenus loin des combats,
bons Français et vaillantes Françaises, comme
je voudrais que chacun de vous puisse contem-
pler ce tableau! Vous vous demandez sans doute
si ceux ([ui défendent vos foyers contre l'enva-
hisseur maudit sauront supporter jusqu'au bout
les sacrilices de cette guerre, vous craignez
peut-être qu'ils ne finissent par perdre leur belle
humeur et leur entrain et il se peut que vous
vous les figuriez le front soucieux et l'âme
inquiète lorsque, l'ardeur du combat tombée, ils
songent à ce que sera le lendemain. Oh! comme
je voudrais que vous puissiez voir ce tableau :
le commandant B... et le joyeux lieutenant
228 EN CAMPAGNE
de F... jouant au piquet dans la tranchée où,
l'instant d'avant, ils viennent de repousser l'as-
saut furieux des Allemands et où ils peuvent
s'attendre à le voir renouveler à cliaque minute
qui vient.
Je laisse la partie se poursuivre et je vais à
la recherche démon camarade 0... Je le trouve
au milieu de son peloton, causant amicalement
avec ses hommes Depuis que le feu a cessé, il
a envoyé une équipe de sapeurs creuser les
tombes des deux gradés tombés tout à l'heure
dans le bois. Je l'entraîne dans un coin de la
tranchée et, là, il me dit toute la peine qu'il
ressent de cette perte, perte qu'il cherche à dis-
simuler pour ne point entamer le moral de sa
troupe. Lagaraldi venait d'être nommé sous-
officier et donnait les plus belles espérances;
Durand était le type du bon brigadier, propre,
gai et actif. Et, même s'ils eussent été des sol-
dats médiocres, je sais trop bien tout le mal que
nous ressentons, nous autres officiers, quand
un de nos chasseurs tombe, même s'il n'est
qu'un passable cavalier, pour m'étonner de la
tristesse de mon tout jeune et charmant cama-
rade.
Le temps passe et l'attaque ne semble pas
devoir se renouveler. L'artillerie ennemie paraît
nous négliger maintenant. Elle prend à cœur de
détruire le pont de Boesinghe sur lequel nous
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 229
avons passé le canal de l'Yser. Ses gros projec-
tiles passent bien au-dessus de nos tètes avec
leur ronflement sinistre et, quelques secondes
après, nous percevons les détonations bien loin
derrière nous. En face, les trancliées allemandes
sont silencieuses. A peine, de temps k autre, un
coup de fusil vient nous rappeler qu'elles sont
occupées.
— Mon lieutenant, c'est prêt.
Un brigadier émerge du bois, vient prévenir
0... que les tombes sont prêtes. Le temps de
prévenir nos chefs, de passer provisoirement le
commandement à nos sou.s-officiers et nous
voilà, étrange et triste cortège, sortant des
tranchées et fdant à travers les taillis les uns
derrière les autres. Nous sommes quatre ofli-
ciers,le lieutenant-colonel, le commandant B...,
0... et moi, deux sous-officiers et deux briga-
diers. Il serait dangereux de dégarnir davan-
tage la ligne de feu.
A la file indienne, nous retraversons, le cœur
serré, ce bois que tout à l'heure nous parcou-
rions dans l'ivresse de la marche en avant.
Nous savons tous quelles souffrances morales
nous allons endurer en rendant les derniers
devoirs à nos jeunes compagnons d'armes. Ce
n'est malheureusement pas la première fois
qu'une telle cérémonie a lieu, mais jamais je
n'y avais assisté dans des circonstances aussi
S3Û EN CAMPAGNE
tragiques et dans un décor aussi impression-
nant. Notre marche s'accélère, nous courons
presque dans la hâte de pouvoir revenir l)ien
vite au milieu de nos hommes. Au passage, les
branches nous accrochent et nous frappent au
visage, les feuilles mortes et les brindilles de
bois crient sous nos pas. Au-dessus de nous,
les obus continuent leur chant funèbre.
Déjà, nous apercevons ce qui va être le
cliamp de repos. Au clair de lune, à la lisière
du bois, tout près de l'endroit où sont' tombés
nos braves, on distingue un peu de terre re-
muée auprès de laquelle se tiennent quatre
hommes, debout et silencieux, tunique bas,
appuyés sur leur pelle ou leur pioche. C'est là!
Dans un petit carré de jardin dévasté, au pied
des grands arbres qui sembleront protéger les
tombes, ils ont creusé deux trous qui, par cette
nuit, semblent aftreusement profonds et noirs.
C'est là!
Faut-il regretter ou faut-il envier ces émou-
vantes et simples sépultures de soldats? Quant
à moi, je trouve qu'il n'y a rien de plus beau
pour nous que cette dernière demeure. Pour-
quoi envierait-on de plus riches tombeaux?
Pourquoi irait-on chercher des pierres et sculp-
terait-on des monuments? Nous sommes tous
égaux ici sur ce champ de mort qu'est le ciiainp
de bataille à la chute du jour. Et je trouve qu'il
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 231
n'est pas de plus beau linceul, pour celui qui
est tomJjé en combattant, que d'être enseveli
dans son manteau de guerre. Un peu de terre
qui reverdira et refleurira au printemps, une
simple croix de bois blanc, un nom, un numéro
de régiment, une date, tout cela vaut la plus
somptueuse sépulture. Et comment imaginer
quelque chose de plus touchant que ces pauvres
petits bouquets de fleurs des champs que les
amis du mort ont pieusement cueillies au revers
des fossés et que l'on retrouve, les jours sui-
vants, fanées et pourtant si belles, accrochées à
l'humble croix de bois? C'est là ce qui attend
Lagaraldi et Durand. Pourquoi les plaindre?
Pleurons-les, ne les plaignons pas.
Ils sont là, étendus côte à côte, dans les man-
teaux dont les pèlerines relevées forment un
sombre suaire, et nous nous découvrons en
silence devant eux. Chacun en soi-même, con.s-
ciemment ou inconsciemment, ébauche une
prière, chacun serre les dents et fait des efforts
pour ne pas pleurer.
Mais il était dit que nous ne pourrions pas
prier en paix jusqu'au bout. Au moment où le
lieutenant-colonel s'apprête à exprimer nos re-
grets et à prononcer le dernier adieu, subite-
ment, les mortiers ennemis, changeant leur ob-
jectif, prennent comme point de mire la partie
du bois au bord de laquelle nous nous tenons.
232 EN CAMPAGNE
Quel but poursuivent-ils? Ont-ils l'impres-
sion que nos réserves sont massées dans le
bois? Toujours est-il qu'une formidable ava-
lancbe s'abat autour et au-dessus de nous. La
première rafale hache littéralement le bois tout
proche. Un gros arbre, coupé net en son milieu,
s'incline un instant, puis s'abat tout doucement
avec un grand bruit de branches brisées. En
même temps, les balles allemandes, par mil-
liers, recommencent à claquer, semblant mettre
une obstination forcenée à nous enfermer dans
leur sarabande affolante. Nous avons l'impres-
sion fugitive de la mort inévitable. Il n'y a pas
à hésiter : si nous ne voulons pas être fauchés
par les éclats ou par les balles, il faut que nous
disparaissions.
Et alors, — horrible chose dont je me sou-
viendrai toute ma vie, — nous nous précipitons
tous dans le seul abri que nous ayons à notre
portée, nous descendons et nous nous entas-
sons dans les tombes fraîchement creusées. 11
était temps...
Autour de nous les balles crépitent, les
« marmites » éclatent sans interruption. C'est
un vacarme effroyable et comme nous n'en
connûmes jamais. Comment peindre les ins-
tants d'angoisse que nous vivons? Ces tombes,
qui, tout à l'Iieure, seront sans doute trop
grandes pour les pauvres corps que nous allons
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 233
pieusement y déposer, sont en ce moment trop
petites pour nous caclier tous. Nous nous ser-
rons les uns contre les autres dans les positions
les plus étranges, nous caclions nos tètes entre
les épaules de ceux qui sont couchés devant
nous, nous croyons à chaque instant que le
réseau de projectiles va se resserrer et que l'un
d'eux va tomber dans notre fosse, la transfor-
mant en un horrible charnier.
Cette idée me vient tout à coup et, obstiné-
ment, me trotte dans la cervelle et y revient tou-
jours sans que je puisse l'en chasser. Oui, oui,
tout à l'heure la grosse chose ronflante, sifflante,
impitoyable, va tomber là, entre 0... et moi.
Oh! nous ne sentirons rien, nous n'aurons
aucun mal. Nous formerons seulement un peu
de boue sanglante, et demain, au petit jour, les
camarades n'auront qu'à jeter quelques pelletées
de terre sur tout ça. Ils planteront dessus une
simple croix de bois avec des noms, des grades,
le numéro d'un régiment, une date : 3 novem-
l)re 1914. Et tout cela vaudra mieux que les
plus somptueux sépulcres.
— CImt!... Écoutez!
Entre deux éclatements et malgré le bruit des
balles allemandes, nous percevons distinctement
le crépitement que font les carabines de nos
chasseurs.
— On se bat ciiez nous...
234 EN CAMPAGNE
Nous avons tous compris et tous, d'un bond,
nous avons sauté dans le bois et nous courons,
nous courons!... C'est à en perdre la raison.
Comment aucun de nous n'est-il tué? Comment
pouvons-nous passer au milieu des obus et des
balles qui, autour de nous, coupent les brandies,
abattent les arbres? Jamais, jamais je ne com-
prendrai cela. Jamais je n'oublierai.
Quand, enfin, après une course interminable,
nous sautons, baletants, dans la trancbée, le
vacarme de nouveau s'est apaisé et seuls des
coups de feu isolés et de rares coups de canon
viennent troubler la paix nocturne. Et nous
avons tout de suite l'explication de cette reprise
inopinée de la bataille :
— Bravo! nous crie F..., dès qu'il nous voit,
la tranchée des cliasseurs à pied est reprise...
C'est pour nous un soulagement, car, malgré
tout, nous avions gardé au cœur un véritable
regret de cette petite parcelle de terrain perdue.
Et c'est cela qui nous empêchait de trouver
notre journée véritablement bien remplie.
Maintenant, tout est bien. Latâche est accom-
plie.
4 novembre, 3 heures du matin.
Un bataillon du ..." de ligne vient pour nous
relever. Il fait partie de ce glorieux 20" corps
qui, depuis le début de la guerre, s'est couvert
NUIT TRAGIQUE DANS LES TRANCHÉES 235
de gloire et a parcouru tout le front, depuis la
Lorraine annexée jusqu'aux Flandres, arrivant
toujours au moment où il fallait une troupe
d'élite pour donner le dernier et périlleux effort.
Il vient de débarquer ce soir même et, aussitôt,
il est là.
Dans la nuit lumineuse et froide, les fantas-
sins pesamment chargés, calmes, silencieux et
graves, défilent dans l'étroit boyau.
L'officier qui vient me remplacer se présente,
militairement, comme dans la cour du quartier :
— Lieutenant X...
Je me nomme.
— Mon cher camarade, me dit-il, je suis heu-
reux de vous serrer la main. Laissez-moi vous
exprimer toute l'admiration que nous avons
pour votre régiment. Votre général vient de
nous dire la manière dont vos chasseurs se sont
comportés. Compliments!... Nous n'aurions pas
fait mieux. Décidément, la cavalerie devient la
reine des batailles... Votre régiment va être
porté à l'ordre, et il le mérite... Bonsoir... et
bonne chance!
— Merci ! . . . et bonne chance !
Une fois encore, nous traversons le bois pour
gagner les positions de réserve. Maintenant nos
hommes commencent à sentir la fatigue de ces
deux jours sans sommeil et presque sans repos.
236 EN CAMPAGNE
Cependant la joie, plus forte que tout, domine
la lassitude du corps. Elle plane au-dessus des
pelotons harassés. Et surtout leur fierté vient
d'avoir été compris et félicités par les frères
d'armes du corps d'élite qui a fait l'admiration
de l'armée entière.
Chacun va, oubliant ses nerfs brisés, son
front douloureux, ses jambes rompues, en se
redisant cette phrase magique :
« Votre régiment va être porté, à l'ordre... »
IX
S(£UR GABRIELLE
5 novembre.
La nuit est noire. Comment se diriger dans
cette petite ville inconnue d'Elverdinghe, aux
environs de laquelle notre régiment vient de
s'installer? Nous distinguons à peine les mai-
sons basses aux fenêtres closes, aux longs toits
de chaume ou d'ardoises. Nous trébuchons de
temps en temps sur le pavé gras et inégal. Par-
fois, une raie de lumière, filtrant entre des volets
entr'ouverts, éclaire un petit coin de rue, l'angle
d'une place. Précédé de mon camarade B..., je
continue ma course au hasard. Nous sommes
bien décidés à trouver un lit et à prendre quel-
que repos.
Après nos quatre journées de combat sous
Bixschoote, on nous a renvoyés en arrière, à
dix kilomètres de la ligne de feu, pour prendre
vingt-quatre lieures de repos. Nous sommes
arrivés à la nuit close et nous avons eu bien du
S38 EN CAMPAGNE
mal h caser hommes et chevaux dans les
petites fermes entourant la ville. Mais, dès que
les uns et les autres eurent trouvé leur place,
dès que les chevaux eurent la musette sur le
nez et que les feux des cuisines furent allumés,
B..., toujours soucieux de la table et du gîte,
me dit :
— Mon vieux, il n'y a pas à hésiter. Nous
sommes au repos : il faut trouver un lit et une
table bien g'arnie. J'estime préférable de me
coucher une heure plus tard, mais de dormir
dans des draps et l'estomac satisfait, à me
coucher immédiatement dans la paille et le
ventre vide. Si tu veux m'en croire, nous allons
gagner cette brave cité belge qui est là, à deux
pas. Il est à peine dix heures. C'est bien le
diable si nous ne trouvons pas bon souper et
bon gîte. Pour le reste, il n'en saurait être
question. Songeons d'abord aux choses sé-
rieuses.
Et nous sommes partis vers la petite ville qui
semblait tout endormie. Nous avons heurté aux
portes, mais toutes les portes sont restées closes.
Sans doute, toutes les maisons déjà regorgent
de soldats. Mais personne ne nous a encore
offert riiospitalité, malgré les objurgations que
B... profère d'une voix tantôt suppliante, tantôt
tonitruante. Un instant, découragé, je lui pro-
pose de retourner à notre escadron, pour nous
SOEUR GABRIELLE 239
allonger à côté de nos chevaux. Il ne veut rien
entendre et poursuit son idée : faire un bon
dîner et coucher dans un lit.
Mais voici une ombre qui se faufde sans l^ruit
le long des murs. Déjà B... la rejointe et arrêtée
par le bras. C'est une pauvre vieille bonne
femme qui s'en va, portant un panier et un
pot de lait.
— Madame, madame, ayez pitié de deux
pauvres militaires harassés, affamés...
Mais elle ne peut donner aucun renseigne-
ment. Dans un mauvais français mélaneré de
flamand, elle nous fait comprendre que la petite
ville est pleine de troupes et que tout le monde
dort à cette lieure.
— Et dans ce grand bâtiment tout blanc où
l'on voit des fenêtres éclairées, qu'y a-t-il?
La brave femme nous explique que c'est un
couvent où des religieuses hospitalisent les
vieillards du pays. Elles ne peuvent point loger
de soldats. Mais déjà B... a pris un parti : c'est
là que nous devons coucher. Laissant son inter-
locutrice stupéfaite, à grandes enjambées, il
gagne la grille entourant un petit jardinet j)lacé
devant le couvent. En vain, j'essaye de lui faire
comprendre que nous ne pouvons pénétrer dans
ce saint lieu.
— Laisse-moi faire, dit-il, je vais leur par-
ler.
240 EN CAMPAGNE
Il pousse la porte de la grille. Elle cède en
grinçant et je la referme derrière lui. Je suis
un peu inquiet en suivant B..., qui traverse le
jardinet d'un pas rapide. Je redoute fort son
éloquence essentiellement militaire et l'emploi
qu'il va en faire. Mais je sais aussi qu'il n'est
pas homme facile à faire revenir sur une résolu-
tion prise. Il est vrai qu'il en prend rarement.
Mais, cette fois, il semble poursuivre une idée
bien arrêtée. Le mieux est de se soumettre et
d'attendre le résultat de sa tentative. Nous mon-
tons trois marches et, à tâtons, nous cherchons
le heurtoir. Le voici; B... le soulève et le laisse
retomber lourdement. Quel ])ruit lugubre il fait
dans cette ville endormie! Il me semble que
nous venons de commettre un acte sacrilège.
Nous prêtons l'oreille et nous entendons, de
l'autre côté de l'huis, le bruit de chaises qu'on
traîne sur des dalles. Puis un pas léger qui s'ap-
proche, un bruit de clefs et de verrous et la
porte, tout doucement, s'entre-bàille.
— Ma sœur, dit B... en s'inclinant, ce que
nous faisons est, je le sais, fort incorrect. Mais,
nous mourons de faim et de fatigue. Et nul n'a
voulu jusqu'ici nous ouvrir sa porte. Ne pour-
rons-nous ici manger un morceau et dormir
dans un lit?
La sœur nous regarde et n'a point l'air de
comprendre. Cependant, je me rassure,jcar je
SŒURGABRIELLE 841
ne la crois ni effrayée, ni mécontente. C'est une
très vieille religieuse vêtue de noir. Elle tient à la
main une petite lampe dont la flamme vacille à
la brise du soir. Son visage nous apparaît ainsi
tout creusé de rides profondes et sa main déchar-
née, tendue devant la lampe, semble transpa-
rente. Et aussitôt, elle se décide. Sa figure
s'illumine dun bon sourire et elle nous fait
entrer en prononçant des paroles qui doivent
être des paroles aimables. Mais ce n'est qu'une
supposition, car la digne religieuse ne sait que
le flamand et nous ne comprenons rien à son
discours. Elle referme soigneusement les ver-
rous, pose la lampe à terre et nous fait signe de
patienter. Puis elle s'éloigne à pas feutrés, et
nous laisse seuls.
— Tu vois, fait B..., tout va comme sur des
roulettes. Maintenant que nous sommes dans la
place, je me charge de tout.
La lumière tremblante éclaire à peine le ves-
tibule. Les murs sont nus. Aucun meuble, si ce
n'est quelques chaises de paille alignées contre
la cloison. En face de la porte, un Immblc cru-
cifix de bois étend ses bras, (jui semblent s'ouvrir
en signe de bienvenue. Une odeur de soupe
chaude nous est arrivée par la porte que la vieille
sœur vient de refermer.
— Bigre! dit B... As-tu senti? Je la crois aux
choux, et j'en reprendrai deux fois.
16
242 EN CAMPAGNE
— Attends donc. Je parie qu'on va nous flan-
quer dehors.
De l'autre côté de la porte par laquelle vient
de disparaître la sœur tourière, nous entendons
une voix qui appelle :
— Sœur Gabrielle... sœur Gabrielle...
Et, un instant après, la même porte s'ouvre,
et une nouvelle relig-ieuse entre, tout douce-
ment, un peu g-cnée, semble-t-il. Elle s'avance
vers nous.
Sœur Gabrielle, votre modestie va certaine-
ment souffrir de tout le bien que je vais dire de
vous. Mais, je me trompe, elle ne souffrira pas,
car certainement vous ne lirez jamais les pages
que j'ai g^riffonnécs au cours de cette guerre,
au hasard des bivouacs et des cantonnements.
Mais je me suis juré de garder le souvenir écrit
des tableaux qui m'ont le plus charmé ou le
plus ému durant cette campagne. Si j'en reviens,
je veux pouvoir les relire au déclin de ma vie.
Je veux pouvoir les faire lire aux miens et
tâcher de leur faire comprendre ce que fut notre
existence au cours de ces jours inoubliables. Et
ce ne sont pas toujours les batailles qui laissent
les imi)ressions les plus vivaccs. Combien de
jolies choses on pourrait conter en dehors des
combats : souvenirs des nuits passées dans les
endroits les plus étranges, au hasard des
marches, nuits d'angoisse pendant la retraite.
I
SŒUR GABRIELLE 243
nuits de fièvre pendant la marclie en avant,
nuits déprimantes dans les tranchées! Que d'ac-
cueils gracieux, que de jolies et nobles ligures
on pourrait décrire!
Sœur Gabrielle, puisque vous ne lirez jamais
ceci et que votre modestie n'en souffrira pas,
laissez-moi conter simplement l'accueil que
nous reçûmes ce soir-là, mon camarade 13... et
moi, au couvent d'Elverdinglie.
Sœur Gabrielle s'avance vers nous. Qu'elle
est jolie sous la coiffe qui encadre son visage!
Comme ses yeux bleus nous paraissent grands!
Et ils le sont vraiment, mais l'émotion les gran-
dit encore. Surtout, elle a un adorable sourire,
un sourire d'une bonté telle que, tout de suite,
nous nous sentons à l'aise et certains d'obtenir
ce que nous cherchons. Elle nous cause d'une
voix douce et chantante, en cherchant un peu
ses mots, bien qu'elle parle français très cor-
rectement.
— Ma sœur Supérieure m'envoie près de vous,
dit-elle, parce qu'il n'y a que moi qui saclie le
français... Messieurs les officiers, soyez les
bienvenus.
Elle dit cela simplement. Elle se tient toute
droite dans sa robe noire, les deux bras allongés
le long du corps. On dirait une image d'un
autre temps, une enluminure de missel. Nos
regards se croisent et nous sourions, nous
244 EN CAMPAGNE
aussi, heureux de trouver un accueil aussi inat-
tendu. B... est tout de suite à l'aise.
— Sœur Gabrielle, dit-il, voyez un peu notre
misère. Voyez nos vêtements couverts de terre,
nos figures qui n'ont pas été débarbouillées
depuis je ne sais combien de temps. Nous
venons de passer quatre jours sans dormir,
presque sans manger, et nous n'avons pas cessé
de combattre. Ne pourriez-vous recevoir, pour
cette nuit, deux soldats harassés et qui ont
faim?
Sœur Gabrielle garde son merveilleux sou-
rire. Sans bouger les bras, elle soulève un peu
ses deux mains qui paraissent toutes blanches
sur le drap noir de la robe. Elles semblent dire,
ces mains : Je voudrais bien, mais je ne peux
pas. Et en même temps le sourire nous dit :
Nous ne devrions pas, mais on s'arrangera
cependant.
— Venez, dit-elle, nous allons toujours vous
donner quelque chose à manger.
Et elle ramasse la petite lampe. Elle nous
précède, ouvre la porte du fond et nous la sui-
vons tout réjouis. Nous sommes éblouis, en
pénétrant dans la nouvelle pièce, tellement les
lampes allumées l'éclairent joyeusement. C'est
la cuisine du couvent. Comme tout est propre
et reluisant! Les casseroles de cuivre brillent de
mille feux. Les dalles blanches et noires sem-
SOEUR GABRIELLE 243
blent un échiquier divoire. Deux sœurs sont
assises et épluciient des légumes qu'elles jettent
dans une jatte remplie d'eau. Sur le fourneau
bien astiqué, une énorme marmite fait entendre
une chanson monotone et accueillante. C'est
elle qui répand le parfum exquis respiré tout à
l'heure. L'ensemble du tableau rappelle les toiles
savoureuses de Bail. Les deux sœurs ont levé
les yeux. Elles nous ont regardés et elles ont
souri, elles aussi. B..., en veine d'éloquence,
veut commencer un discours. Mais sœur Ga-
brielle nous presse :
— Venez, venez, dit-elle. Ce n'est pas la
peine, elles ne vous comprendraient pas.
Elle ouvre une autre porte et nous pénétrons
<lans une petite pièce rectangulaire. Tandis que
notre guide s'empresse à allumer la lampe sus-
pendue au-dessus de la table, nous disposons
tout notre fourniment sur l'appui de la fenêtre.
Nous y installons les revolvers, les schakos, les
jumelles et les porte-cartes. Comme tout cela
est terni et malpropre, après ces troi.s mois de
guerre! Nous-mêmes, nous nous sentons fort
honteux de paraître en pareil équipage. Nos
vareuses usées et maculées, nos culottes rapié-
ciées, nos énormes souliers couverts de boue
font un contraste étrange avec la salle où nous
sommes.
Elle est entièrement garnie d'immenses pla-
246 EN CAMPAGNE
cards dont les portes montent jusqu'au pla-
fond. Ces portes sont en bois ciré et resplen-
dissent comme des glaces. Le plancher lui-même
semble un miroir. Cet infatigable bavard de B...
recommence un discours.
— iMa sœur, excusez la tenue de gens de
guerre. Nous devons avoir mauvaise figure,
mais nous sommes d'honnêtes gens. Si nos
visages semblent peu rassurants, c'est tout sim-
plement que nous avons l'estomac dans les
talons. Et il n'est mine plus semblable à celle
d'un bandit que celle d'un pauvre lière qui
crève de faim. Vous ne nous reconnaîtrez plus
tout à l'heure, quand nous aurons dit deux mots
à la respectable marmite dont nous avons humé
le parfum en passant.
Sœur Gabrielle sourit toujours. Avec une
rapidité et une adresse merveilleuses, elle a
ouvert un des placards. Parmi les piles de linge
entassé, elle a fait choix d'une nappe à carreaux
blancs et rouges, dont elle a recouvert la table.
En un tour de main, elle a installé deux cou-
verts qui se font vis-à-vis.
— Asseyez-vous, dit-elle, reposez-vous. Je
vais vous chercher à manger.
B... la poursuit jusqu'à la porte.
— Sœur Gabrielle, nous avons trouvé la
maison du bon Dieu...
Mais déjà elle a refermé la porte et nous l'en-
SŒUR GABRIELLE 847
tendons qui, dans la cuisine, semble stimuler en
flamand le zèle des deux autres religieuses.
Nous nous asseyons, ravis. Comme il y avait
longtemps que nous n'avions goûté pareil con-
fort! Comme tout ici semble fait pour cliarmer
nos yeux, reposer nos esprits! Dans la rue, on
n'entend nul bruit, et le couvent lui-même sem-
blerait endormi, si nous ne percevions les
paroles échangées à côté de nous. Mais, au
loin, le roulement continu du canon rend plus
exquise encore Flieure dont nous jouissons.
C'est à peine si nous avons entendu rentrer
sœur Gabrielle et elle vient de déposer devant
nous la soupière fumante. L'eau nous vient à
la bouche en sentant le parfum délicat des
légumes. C'est que voilà plusieurs jours où
nous n'avons eu que du « singe » à nous mettre
sous la dent, et, pendant tout ce temps, nous
n'avons pu allumer de feu pour faire cuire quoi
que ce soit. Aussi, nous nous précipitons, si
l'on peut dire, sur nos assiettes pleines. B...
lui-même en perd un instant la parole.
Pendant ce temps, la jolie petite sœur, sans
paraître jeter les yeux sur nous, taille du pain,
apporte une grande cruche de bière blonde.
Quelle joie pour nous! Pourquoi n'est-ce pas
chaque jour ainsi? La campagne semblerait
presque une partie de plaisir. Tout en man-
geant, je ne peux m'empêcher d'admirer sœur
248 EN CAMPAGNE
Gabrielle. Elle est toute fine dans ses liumbles
vêtements noirs, et ses moindres gestes sont
aussi harmonieux que ceux d'une actrice en
scène. Mais elle fait tout simplement et c'est
d'instinct qu'elle met de la grâce dans chacun de
ses mouvements. La voici qui pose sur la table
une imposante omelette au lard. Cet animal de
B..., qui a déjà englouti deux assiettées de soupe
et quatre grands verres de bière, commence à
dérailler :
— Sœur Gabrielle... sœur Gabrielle, jene veux
point partir demain. Je veux finir mes jours ici
avec les vieilles gens que vous soignez. Vovez :
moi aussi je prends de l'âge et la vie m'a forte-
ment secoué. Pourquoi ne resterais-je point
céans? J'aurais dans le dortoir des vieux un
petit lit aux draps blancs, dans lequel je me
couclierais chaque soir sur le coup de huit
heures et où vous viendriez me border, ma
sœur. Je dormirais, je mangerais de la soupe
aux clioux, je boirais de la bonne bière, — à
votre santé, ma sœur, — et je ne penserais plus
à rien du tout... Comme ce serait bon! Plus
d'unilorme qui vous serre le ventre après un
dîner copieux, plus de schako qui vous com-
prime les tempes, plus de balles qui siffient, plus
de marmites qui vous ébranlent tout le système,
et, chaque soir, un lii...un bon lit... on ne pen-
serait à rien, à rien...
SCEUR GABRIELLE 249
— Chut! Écoutez..., fait sœur Gabrielle, un
doigt sur les lèvres.
A ce moment, le canon redouble. Sans doute,
dans le mystère de la nuit, les Allemands vien-
nent de lancer une attaque soit sur Bixschoote,
soit sur Steenstraate et, maintenant, sur toute
la lig'ne, chaque pièce tire rapidement. Les
coups se multiplient tellement qu'ils se fondent
en un roulement continu. Cependant, les déto-
nations produites par une batterie de 120 long-,
établie à deux kilomètres dElverdinghe, domi-
nent de leur voix imposante le tumulte de la
bataille, et font trembler, à chaque coup, toutes
les vitres du couvent. Je frémis en pensant à
ces milliers dobus filant dans l'obscurité et qui
vont à quinze, à dix, à cinq kilomètres plus loin
réduire tant d'iiommes bien vivants en de
pauvres choses sanglantes et brisées. Et je me
figure nos Prussiens de Bixschoote vautrés à
terre, les dents serrées, la tète enfouie dans les
betteraves, attendant que 1" ouragan soit passé
pour se relever, se précipiter, baïonnette en
avant, en poussant des hourras! Sceur Gabrielle
a la même pensée que moi, sans doute. Elle
semble plus blanche encore sous la coifi'e blan-
che. Elle joint les mains, baisse les yeux, et dit
tout doucement :
— Mon Dieu... Mon Dieu... c'est terrible!
— Sœur Gabrielle, je vous en supplie, conti-
250 EN CAMPAGNE
nue l'incorrigible B..., ne parlons point de cela.
Songeons plutôt que voiLà une omelette digne
des dieux et que le lard y met un parfum à dam-
ner un saint. Sœur Gabrielle, vous nous faites
commettre ce soir le péché de gourmandise, qui
est le péché le plus mignon qui soit. Et j'en
porterai gaillardement le poids.
Je donne sous la table de grands coups de
pied à B... pour arrêter ses propos incongrus.
Mais sœur Gabrielle ne semble point l'écouter.
Elle continue à nous servir en souriant, change
nos assiettes, apporte du jambon et du fromage.
Sans souffler un instant, B. . . continue à englou-
tir tout ce qu'on lui présente, ce qui ne l'em-
pêche pas de continuer ses divagations.
— Sœur Gabrielle, dites-moi, vous n'allez
pas maintenant nous mettre dehors. Ce serait
oft'enser le bon Dieu, qui veut qu'on ait pitié du
voyageur. Et nous sommes de bien misérables
voyageurs. Nous n'aurons — si vous nous clias-
sez — que l'herbe de la route pour lit et les
pierres du chemin pour oreiller. Non, vous ne
ferez pas cela. Je sais bien que, tout à l'heure,
vous allez m'indiquer au dortoir le lit qui me
sera destiné, quand je viendrai cherclier ma
petite place à votre foyer, après la guerre.
Le sourire de sœur Gabrielle a disparu. Pour
la première fois, elle semble vraiment peinée.
Elle s'est arrêtée en face de B. . et elle le regarde
SOEUR GABRIELLE 251
de ses grands yeux limpides. Elle a le même
geste que tout à l'heure, elle soulève ses deux
mains en signe d'impuissance, elle semble cher-
cher comment elle éviterait de nous faire de la
peine. Puis, elle dit d'un ton découragé :
— Mais c'est que nous n'avons pas un seul
lit disponible...
Un long silence succède à cette phrase, qui
semble plonger B... dans la désolation. Le canon
continue dune façon sinistre et, de temps on
temps, les vitres tremblotent lamentablement.
Maintenant, il me semble, à moi aussi, qu'il
serait bien pénible de repartir dans la nuit, de
chercher nos pelotons au milieu de l'obscurité
et de bousculer nos hommes pour nous faire au
milieu d'eux une petite place dans la paille. Et
moi aussi, je regarde sœur Gabrielle dun air
suppliant. Tout à coup, elle semble avoir pris
un parti. Elle commence par ouvrir un des
placards, elle en tire deux petits verres à pied
longs et fuselés et les place devant nous avec
une respectable bouteille de genièvre. Elle a
retrouvé son exquis sourire et elle s'empresse,
car elle paraît avoir hâte de mettre son projet à
exécution.
— Tenez, buvez. C'est du bon... pour nos
pauvres vieux, les jours de fête.
— Merci, ma sœur, merci.
Mais déjà elle a disparu en courant. Et nous
252 EN CAMPAGNE
voilà tous deux, bien heureux, dégustant notre
verre de genièvre, jouissant voluptueusement
de la quiétude qui nous entoure. Le canon
semble s'être éloigné. On n'entend plus qu'un
grondement dans la direction dYpres. Nos pau-
pières commencent à se fermer et nous sentons
presque avec plaisir la fatigue de nos membres
et de nos tètes. Car maintenant nous sommes
bien certains que sœur Gabrielle ne nous lais-
sera pas partir.
La voilà qui rentre, une cliandelle à la main.
— Venez, dit-elle.
Elle est toute rose maintenant. Elle semble
honteuse, comme si elle commettait quelque
action coupable. Nous la suivons, ravis. Nous
relraversons la cuisine, maintenant déserte et
sombre. La lumière clignotante de la chandelle
fait briller par endroits le ventre cuivré des
chaudrons et les verres arrondis des bocaux.
Tout dort dans la sainte maison. Nous franchis-
sons le vestibule et nous nous engageons dans
un large escalier de bois, reluisant et ciré.
Quel étrange spectacle nous offrons : cette
toute jeune sœur qui nous précède en étouffant
ses pas, ces deux soldats poussiéreux, loque-
teux, sordides, qui cherchent à faire le moins de
bruit possible avec leurs gros souliers ferrés.
On entend le rosaire de la religieuse qui clioque
à chaque marche un trousseau de clefs pendant
SŒUR GABRIELLE 253
à sa ceinture. Je marche le dernier et je jouis de
l'étrange tableau. Sœur Gabrielle seule est
éclairée. La voici qui tourne sur le palier. La
faible lumière qui l'éclairé en dessous fait res-
sortir en ombres nettes la finesse de ses traits,
son nez délicat, sa bouche enfantine qui sourit
toujours. Nos silhouettes se projettent sur le
mur en ombres fantastiques. Vraiment, nous
n'avons jamais rencontré encore accueil aussi
étrang-e et aussi imprévu.
Nous passons devant une haute porte de
chêne surmontée d'une croix et au fronton de
laquelle on distingue une inscription latine.
Sœur Gabrielle s'est signée et s'est inclinée face
à la porte.
— La chapelle, dit-elle tout bas.
Et elle file vite, accompagnée du seul bruit
que fait son rosaire contre le trousseau de
clefs. Nous commençons à monter vers le
second étage. A demi-voix, B... recommence à
divaguer.
— Sœur Gabrielle... sœur Gabrielle, vous
êtes un ange du Paradis. Sûrement, le bon
Dieu ne peut rien vous refuser. Dites, vous le
prierez un peu ce soir pour moi, qui suis un
grand pécheur.
— Mais oui, mais oui, je prierai pour vous,
dit-elle tout doucement en se retournant vers
nous.
254 EN CAMPAGNE
Nous débouchons dans un long couloir abso-
lument nu et crépi à la chaux. On y distingue
une demi-douzaine de portes semblables et
placées à distances égales. Sœur Gabrielle
pousse l'une d'elles et nous y pénétrons à
sa suite. C'est une salle exiguë qui n'a pour
tout mobilier que deux petits lits de fer, deux
petites tables en bois blanc et deux chaises de
paille. Au-dessus de chaque lit nous voyons un
crucifix auquel on a accroché une branche de
buis. Sur chaque table, une minuscule cuvette
blanche et un minuscule pot à eau. Voilà qui
est fort bien et qui nous suffira largement. Le
tout est propre, reluisant, astiqué.
— Merci, ma sœur, nous serons aussi bien
que possible. Mais, dites, nous allons dormir
comme des brutes. N'y aurait-il personne qui
puisse nous réveiller?
— A quelle heure voulez-vous vous lever?
- A six heures, ma sœur, lieure militaire,
par exemple.
— Oh! alors, je m'en charge. Nous avons la
messe à quatre heures, tous les matins.
B... s'exclame :
— A quatre heures! Tous les matins! Eh
bien, ma sœur, pour vous prouver que nous ne
sommes pas des mécréants, réveillez-nous à
trois heures et demie. Nous irons, nous aussi, à
la messe.
SŒUR GABRIELLE 355
— Mais ce n'est pas permis. C'est notre
messe à nous, dans notre chapelle. Non, non, il
faut que vous dormiez... Couchez-vous vite.
Bonsoir. Je vous réveillerai à six heures.
— Bonsoir, sœur Gabrielle, bonsoir... Nous
serons parfaitement bien. Vous voyez que vous
aviez encore des lits inoccupés.
— Mais oui, mais oui, on peut toujours s'ar-
ranger.
Et elle se sauve en refermant la porte sur elle.
Maintenant, B... et moi, nous ne songeons
plus qu'à la volupté de dormir dans un lit.
Comme cela va nous sembler bon, après les
nuits d'insomnie passées dans le brouillard des
tranchées !
Mais quel est ce bruit qui fait retentir tout le
couvent? Quels sont ces coups sourds et ces
^gémissements? Quelqu'un est là, devant la
porte, qui frappe du heurtoir à grands coups.
Quelqu'un est la qui pleure, qui sanglote dans
la nuit. J'ouvre la fenêtre et je me penche. Mais
déjà la porte a été ouverte et une ombre s'y est
glissée précipitamment. Et maintenant les san-
glots montent du bas de l'escalier jusqu'à nous.
On entend des voix de femmes, celle de sœur
Gabrielle, qui parlent dans la langue du pays.
Et une autre voix qui ressemble à un râle, qui
cherche à prononcer des mots au milieu des
larmes et ne peut y arriver. Quelle iiorrible
256 EN CAMPAGXK
cliose que cette plainte monotone, continuelle,
que rien ne peut calmer! Cela dure un instant,
puis des portes s'ouvrent et se referment, les
voix et la plainte s'éloignent, et tout ce bruit
s'éteint subitement.
B... s'est déjà couché et, enfoui sous les
draps, il m'exhorte dune voix étouffée par les
couvertures à éteindre vivement la chandelle.
Mais je suis obsédé par cette plainte que je
n'entends plus et qui, cependant, co;itinue à
me poursuivre. Je voudrais savoir quel drame
cause ces sanglots. Je ne doute pas que cette
affreuse guerre en soit encore la cause. Et pour-
tant nous sommes encore loin de la ligne de
feu. Ma curiosité l'emporte sur la fatigue. Je
remets ma vareuse et je sors, emportant avec
moi la lumière qui importunait tant mon cama-
rade de chambre. Je descends rapidement les
deux étages. Il me semble que mes pas ré-
sonnent lugubrement dans la profondeur muette
du couvent.
Au moment où j'arrive dans le vestibule,
sœur Gabrielle, une petite lanterne à la main, y
entre également. Je lui ai fait sans doute grand'-
peur, car elle a sursauté et poussé un petit cri.
Mais elle m'a bien vite reconnu et devine ce qui
m'inquiète. Elle me l'explique en quelques
phrases simples : une pauvre femme s'enfuyait
de son ^illage, emportant sa petite fille âgée de
SOEUR GABRIELLE 257
dix-huit mois. Comme elle courait, affolée, sur la
route de Lizerne à Bœsinglie, un obus allemand
est tombé sur la chaussée et un éclat est venu
tuer son bébé dans ses bras. Et elle vient de
faire six kilomètres dans la nuit, emportant le
petit cadavre, qu'elle serrait désespérément
contre elle. Elle a gagné Elverdinghe, où elle a
heurté à la porte du couvent comme à un refuge
assuré. Et, tout le long de la route, elle a croisé
les convois, les troupes de relève, les esta-
fettes. Elle n"a rien écouté, obsédée par cette
seule pensée : mettre à l'abri les restes de ce
qui fut la joie de sa vie et son espoir.
— Venez, me dit sœur Gabrielle, je vais vous
faire voir. Nous avons mis le pauvre petit corps
dans la chambre mortuaire et sœur Elisabeth le
veille.
Je suis sœur Gabrielle, qui ouvre une petite
porte, descend quelques marches. Nous traver-
sons une cour dallée. Sa lanterne et ma chan-
delle jettent des reflets jaunâtres sur les murs
élevés des l)àtiments. Il tombe quelques grosses
gouttes de pluie qui s'écrasent sur la pierre
avec un bruit étrange. Et je suis étreint par une
sorte d'angoisse en entendant de nouveau la
plainte de cette femme qui continue, qui conti-
nue sans se lasser. Tout doucement, sœur Ga-
brielle a ouvert une porte basse et nous en-
trons.
17
258 EN CAMPAGNE
J'avoue que j'étais beaucoup moins ému
quand, après le premier jour de la bataille de la
Marne, nous traversâmes un bois où notre artil-
lerie avait réduit tout un régiment allemand en
un tas informe de débris bumains. Ici, je res-
sens vraiment toute l'horreur de la guerre. Que
des liommes s'entre-tuent pour la défense de
leurs foyers, cela se conçoit et je salue ceux qui
tombent. Mais que le massacre s'étende à ces
pauvres êtres innocents et faibles, cela passe
l'entendement. Et des spectacles comme celui
auquel j'assiste mettent dans le cœur une réso-
lution farouche de vengeance.
Sur une sorte de grande table recouverte
d'un drap blanc, le pauvre corps est étendu. Il
ne porte aucune trace de blessure et le petit
visage tout blanc semble sourire. Les bonnes
religieuses ont recouvert les vêtements sordides
avec une sorte de nappe toute ornée de brode-
ries. Par-dessus, elles ont croisé les petites
mains qui semblent serrer un crucifix minus-
cule. El elles ont recouvert le tout d'une brassée
de fleurs. De chaque côté, elles ont placé des
candélabres d'argent et la lumière rougeàtre du
cierge met des reflets d'or dans les cheveux
bouclés du petit cadavre.
Écrasé par terre, à côté de lui, j'aperçois un
tas informe de bardes qui semble secoué de
mouvements spasmotUques. C'est de là que part
SOEUR GADRIELLE 259
la plainte monotone. La jeune mère est là qui
pleure son petit. On sent que rien ne peut la
consoler et qu'une parole ne ferait qu'augmen-
ter sa douleur. D'ailleurs, elle n'a même pas
levé la tète quand nous sommes entrés. Lais-
sons-la..., laissons-la, puisque l'on dit que les
pleurs soulagent.
De l'autre côté, sur un prie-Dieu, une jeune
sœur égrène son rosaire. Sœur Gabrielle s'est
mise à genoux près d'elle, par terre. Je vou-
drais tant faire quelque chose qui puisse dimi-
nuer celte douleur et aider un peu la pauvre
femme! Elle doit être venue sans aucune res-
source et ses vêtements respirent la misère.
Mais je n'ose troubler ni ses larmes, ni leurs
prières, et je sors tout doucement, sur la pointe
des pieds.
Dehors, la pluie, qui tombe maintenant sé-
rieusement, rafraîchit un peu ma tète en fou. Je
traverse la cour rapidement. Mais ma chandelle
s'éteint et j'ai beaucoup de mal à la rallumer.
J'ai pourtant besoin de voir clair pour me
retrouver dans ce dédale de portes et de cou-
loirs. Enfin, voici mon escalier. Voici le palier
et la chapelle des sœurs. Au loin, une liorloge
sonne minuit. Je monte encore un étage et
j'ouvre notre porte sans bruit. Je me dis que,
peut-être, B... m'attend impatiemment, anxieux
d'apprendre la raison de tout ce vacarme.
260 EN CAMPAGNE
Mais B.... enfoui sous ses draps, ronfle,
6 heures du matin.
On frappe des coups à notre porte. J'ouvre?
les yeux. Un jour pâle entre par l'unique fenêtre.
Où suis-je?Ah! je me souviens... Elverdinghe...
le couvent...
— C'est vous, sœur Gabrielle?
— Mais oui, mais oui, levez-vous. Voilà plus
d'une heure que je frappe.
B... s'est assis dans son lit. J'en fais autant
et je lui explique tout ce que j'ai vu hier au
soir. Tl hoche la trte d'un air désolé et conclut :
— Que veux-tu? C'est la guerre... J'espère
qu'on nous aura préparé un sérieux déjeuner.
Nous nous habillons et nous débarbouillons
en hâte, car il faut bien vite rejoindre nos can-
tonnements. Comme nous sortons tout guille-
rets et bien reposés, nous rencontrons sœur
Gabrielle qui semble nous attendre. Elle nous
demande des nouvelles de notre nuit et, pour
arrêter le flot d'éloquence que B... commence à
faire déferler, elle dit :
— C'est bon, vous me remercierez après.
Descendez vite, votre déjeuner vous attend. Il
va être froid.
Mais, en passant devant la chapelle, voilà
B... qui veut absolument la visiter. Sœur Ga-
SCEUR GABRIELLE 261
brielle hésite un peu, puis finit par céder,
comme on cède à un enfant, pour avoir la paix.
Elle ouvre la première porte et elle sourit tou-
jours, admettant toutes nos fantaisies. Nous tra-
versons une première pièce, puis nous entrons
dans la cliapelle. C'est une toute petite salle,
où l'on ne tiendrait pas plus de vingt personnes.
Les murs sont blancs et sans aucun ornement.
Des boiseries les recouvrent jusqu'à hauteur
d'homme. Un autel d'une simplicité très grande,
qu'ornent simplement quelques fleurs, des
chaises de paille, voilà où les bonnes sœurs
d'Elverdinghe se réunissent chaque matin, à
quatre heures, pour prier.
Et, comme nous sortons de l'humble cha-
pelle, voilà que j'aperçois — cliose inattendue
— deux paillasses entassées dans un coin de la
petite pièce la précédant.
— Ma sœur, qui donc couche là?
Sœur Galjriclle est devenue plus rouge qu'une
pivoine. Et il faut que je répète par deux fois
ma question. Enfin, en baissant les yeux :
— C'est sœur Elisabeth, dit-elle, sœur ÉHsa-
beth... et moi.
— Sœur Gabrielle... sœur Gabrielle, alors,
cette petite chambre, ces deux petits lits où
nous avons si bien dormi, ce sont les vôtres?
— Chut! Voulez-vous bien vite venir dé-
jeuner
J62 EN CAxMl'AGNE
Et, légère comme un oiseau, eUe disparaît
dans l'escalier, tellement vite que son voile
noir voltige très haut au-dessus d'eUe, comme
pour cacher la confusion de son visage.
Et nous n'avons plus revu sœur Gabrielle.
Dans la salle à manger aux hauts placards de
bois luisant, c'est une très vieille femme — une
des hospitalisées — qui nous apporte le lait et
le café bien chauds, le pain bis et le beurre
frais. EUe nous explique qu'à cette heure les
religieuses sont occupées aux soins qu'elles
donnent à leurs vieillards. Nos prières sont
vaines. Nous nous heurtons à une consigne
formelle et nous sentons bien que le rideau
vient de tomber sur cet acte si charmant de
l'interminable tragédie.
Seulement, au moment où, pour la dernière
fois, nous franchissons la porte du couvent, la
vieille nous glisse un gros paquet de victuailles
enveloppé d'une serviette. Elle vient de l'ap-
porter caché sous son tablier.
— Tenez, elle m'a dit de vous donner ça,
et puis... qu'elle prierait le bon Dieu pour
vous.
Nous avons le cœur bien gros quand nous
entendons la lourde porte se fermer derrière
nous. Et, tandis que nous nous éloignons silen-
cieux, sur la route défoncée et boueuse, nous
SOEUR GABRIELLE 263
songeons aux cœurs exquis qui se caclient sous
les humbles guimpes.
Sœur Gabrielle, jamais je ne vous oublierai.
Jamais vos traits si fins ne sortiront de ma
mémoire. Et il me semble vous voir encore,
montant le grand escalier de bois, éclairée par
la lumière vacillante de la chandelle, tandis
que, tout simplement, sans en rien dire, vous
alliez donner votre lit et celui de sœur Elisa-
beth aux deux soldats inconnus.
PREMIERK RECONNAISSANCE AERIENNE
6 décembre.
Sur la plage de Saint-Pol, où vient de nous
déposer l'auto, douze aéroplanes sont rangés,
pareils à de gros oiseaux de mer endormis sur
le sable. Ce sont des « Voisin », de véritables
monstres aux longues ailes grises, au capot
large lancé en avant comme une proue de na-
vire. Autour d'eux, les sapeurs s'agitent, por-
tant des bidons d'essence et d'imile; ou bien,
grimpés dans les nacelles, donnent un dernier
coup d'oeil aux moteurs. Les pilotes, arrivés
avant nous, surveillent leurs mécaniciens, con-
sultent l'état de l'atmosphère et la vitesse du
vent. Depuis une huitaine, ce ne sont que tem-
pêtes et que pluies. Aujourd'hui, le ciel s'est un
peu dégagé, les nuages sombres filent très haut.
Le jour gris est cependant lumineux. Sans doute,
on va pouvoir sortir.
J'ai été détaché pour quelque temps aux
866 EN CAMPAGNE
escadrilles de bombardement de Dunkerque.
L'babitude de l'air, acquise au cours de mes
trois mois d'apprentissage à l'école d'aviation
de Reims, m'a fait désigner pour remplir pro-
visoirement une place vacante. Et l'ennui que
j'ai ressenti en quittant mes chers camarades
des chasseurs est bien atténué par la joie que
j'éprouve à la pensée de recommencer à voler.
Pourvu qu'aujourd'hui le ciel nous soit démenti
Justement, voici mon chef d'escadrille, mon
excellent camarade M..., qui vient vers moi, un
papier à la main.
— Si le cœur t'en dit, mon cher, je viens de
recevoir de l'état-major une demande de recon-
naissance sur la ligne de chemin de fer de Dix-
mude à Gand. Le temps est clair, je t'offre cette
occasion de promenade. Comme pilote, tu auras
N..., que tu connais bien. Avec lui, tu peux être
certain que tout ira bien.
Je connais, en effet, l'adjudant N... C'était
l'un de mes pilotes moniteurs à Reims. Je le
sais aviateur hardi, calme et expérimenté. De
plus, je n'ignore pas qu'il a été cité deux fois à
l'ordre de l'armée et qu'il a reçu la médaille mi-
litaire depuis le début de la campagne. Je ne
puis confier à un meilleur guide le soin do me
mener au-dessus des lignes allemandes.
Le voici qui vient, le visage éclairé d'un large
sourire, ses yeux gris brillant de courage et de
PREMIÈRE RECONNAISSANCE AÉRIENNE 2ë7
franchise. Il n'a pas changé. Il a toujours son
teint pâle, sa fine moustache blonde et son men-
ton volontaire. Je reconnais sa démarche balan-
cée, un peu lourde, semblable à celle des gens
de mer. Nous nous serrons la main très cordia-
lement et j'accepte avec joie de partir avec lui.
— Mon lieutenant, vous ferez bien de vous
couvrir chaudement, car je vois que vous avez
déjà le nez rouge et les mains violettes. Quand
vous serez à deux mille mètres et que voub
ferez du 90, vous verrez qu'il fait un peu plus
froid là-haut qu'ici.
Sur ses indications, je revêts un costume qui
doit me rendre assez semblable à un Lapon. Je
commence par retirer mes chaussures. J'enfile
l'une sur l'autre deux paires de chaussettes, je
remplace mes brodequins par des snowboots
et je mets par-dessus ma culotte un large panta-
lon de cuir. En dessous de ma vareuse je me
matelasse de deux tricots et en dessus je revêts
un épais chandail. Je boucle péniblement sur
cette quadruple cuirasse le ceinturon de mon
revolver, car il faut toujours penser à un atter-
rissage forcé et l'on doit toujours porter sur soi
de quoi défendre sa peau. Sur le tout, on me
passe une ample peau de bique. Complétez cet
équipage par le passe-montagne, un épais cache-
nez et par le casque, et vous aurez une idée de
l'aspect comique que je devais offrir. Mais ici
268 EN CAMl'AGxNE
personne ne rit, car on est habitué à semblable
mascarade. Et N... s'est déguisé de la même
façon que moi Je le vois déjà qui grimpe dans
son appareil. Je me hâte autant que me le per-
met mon accoutrement, et je me hisse derrière
lui dans la nacelle. Rien ne peut donner une
idée du mal que Ton a, ainsi habillé, pour lever
suffisamment la jambe. Et pourtant il faut
atteindre le premier marchepied et, du
deuxième, enjamber le rebord du capot. Enfin,
j'y arrive, non sans peine. Dès que le mécani-
cien deV... a mis le moteur en marche, je m'as-
sois à mon poste d'observateur, bien calé dans
le petit siège surélevé à dossier métallique. Je
peux voir ainsi par-des.sus la tète de mon pilote,
et c'est avec un véritable sentiment de confort
que je m'installe et que je boucle la large cein-
ture de cuir qui me lie à mon siège.
N... essaye son moteur avant de partir. Tan-
dis qu'une douzaine de sapeurs, agrippés aux
ailes, maintiennent 1" appareil, 1" hélice tourne à
toute vitesse avec un bruit assourdissant. Toute
l'armature vibre sous son effort colossal. L'avion
semble se ramasser, prêt à bondir, comme un
cheval ardent maintenu par une poigne de fer.
Les hommes sont obligés de se cramponner
vigoureusement. Ils appliquent leurs épaules
contre les longerons, ou bien, les deux bras
tendus, le corps fortement incliné, ils résistent
l'REMIÈRE RECONNAISSANCE AÉRIENNE 269
à la poussée du moteur en enfonçant de biais
leurs pieds dans le sable de la plage. Tout fonc-
tionne bien et je me réjouis de sentir que, du
premier coup, la capricieuse machine a donné
son maximum de puissance. Je suis heureux
qu'on n'ait pas été obligé de décrasser une bou-
gie ou de vérifier une soupape. Pas un raté; le
ronflement majestueux et assourdissant est ad-
mirable de régularité. Il diminue ou reprend à
volonté lorsque le pilote le désire. A nous deux,
maintenant, mon cher N..., de remplir vaillam-
ment notre mission!
Elle est simple, notre mission. Compter les
trains de troupes qui circulent entre Dixmude
et Gand, en indiquant sur ma carte l'heure et le
lieu de leur passage et le nombre de leurs wa-
gons. A cette hauteur, la seule difficulté est de
ne pas confondre les trains de troupes et les
trains de ravitaillement. A la hauteur où nous
serons obligés de voler, cela n'est pas aisé. On
n'a qu'une ressource, c'est de voir quels sont
les trains uniquement composés de wagons cou-
verts et quels sont ceux quicom[)ortent à la fois
des wagons couverts et des trucs. Ces derniers
seuls sont des trains de troupes, car cliaque
unité qui se déplace en chemin de fer est accom-
pagnée de ses voitures, placées sur des wagons
spéciaux. A l'état-major, on déduira du nom-
bre de voitures de chaque espèce l'effectif de
?70 EN CAMPAGNE
la troupe et l'arme à laquelle elle appartient.
N... a mis son moteur au ralenti et a levé le
bras. Les sapeurs s'écartent vivement. Et aus-
sitôt, le ronflement reprend toute sa force, l'ap-
pareil s'écliappe, roule à une vitesse vertigi-
neuse sur le tapis uni de la plage. Il décolle
sans que je m'en aperçoive, et nous voici à
dix mètres au-dessus du sol. Déjà, nous passons
au-dessus du camp d'aviation anglais, établi
auprès du nôtre. Je vois, autour de leurs avions,
des hommes (jui lèvent la tète et se remettent à
leur tâche. Notre « Voisin », pris dans un remous
et ballotté par le vent, tangue furieusement. Il
serait temps de prendre de la hauteur, car nous
sommes ici sérieusement secoués. Néanmoins,
j'éprouve une véritable volupté à goûter de
nouveau l'ivresse de l'air.
Pendant quelques minutes, nous remontons
vers le nord en longeant la côte pour prendre
de la hauteur. A gauche s'étend la mer. Elle
s'étale à l'inlini, formant une immense nappe
d'un bleu sombre, où Ion distingue des my-
riades de petites taches d'écume blanche. Un
paquebot, qui nous paraît minuscule, fait route
vers l'ouest. Son sillage forme dans l'eau un
triangle plus foncé qui s'étend au loin derrière
lui, et l'on peut distinguer d'ici tout un essaim
de mouettes, qui semblent l'escorter en tour-
noyant.
PREMIÈRE RECONNAISSANCE AÉRIENNE 271
Le moteur ronfle toujours régulièrement. Je
voudrais bien pouvoir parler à N..., lui commu-
niquer mes impressions, lui demander des ren-
seignements sur tout ce que je vois de nouveau,
car voilà déjà longtemps qu'il navigue, si l'on
peut dire, dans ces parages. Mais le bruit est
tel que, pour s'entendre, il faut véritablement
hurler. Encore les paroles ne s'entendent-clles
que difficilement.
Nous sommes maintenant à 300 mètres. N...
décrit un brusque virage au-dessus du port.
L'avion s'incline d'une façon inquiétante; c'est
à croire qu'il va se retourner et tomber dans les
bassins, dont j'admire les lignes géométriques
et les nombreux bateaux qui semblent de bizarres
petits jouets correctement alignés. Et, aussitôt,
malgré la faible hauteur où nous sommes, N...
s'engage hardiment au-dessus de Dunkerque.
C'est là, évidemment, une audace qui nous coû-
terait cher si le moteur avait une panne. Mais le
pilote a confiance dans sa machine.
Un instant, mon attention se fixe sur lui. Im-
passible, le dos légèrement voûté, bien assis
sur son siège comme un vieux cavaher dans sa
selle, il regarde au loin sans s'inquiéter de la
ville qui s'agite, vibre et respire au-dessous de
lui. Ses deux mains, gantées de fourrure, sont
posées sur le « manclie à balai », qu'elles
tiennent à peine. Je les vois qui oscillent conti-
27â EN CAMPAGNE
nuellement pour rétablir l'équilibre détruit à
chaque seconde par les rafales du vent. Il semble
être ràmc même de l'avion. Et il l'est en réalité,
ou, du moins, il en est le cerveau qui dirige les
muscles, ordonne les mouvements, pense, pré-
voit et décide. Quelle admirable chose! Comme
j'admire cet être vivant formé de deux êtres
différents, — vivants tous deux, — le pilote et
l'avion.
L'altimètre marque 400. Nous passons au-
dessus de la place Jean-Bart, où le marché bat
son plein. Penché sur le vide, je m'amuse à
regarder les baraques bien alignées et le va-
et-vient des acheteurs. Mais l'aéroplane file
très vite, poussé par le vent qui souffle du
nord et double notre vitesse. J'admire le pour-
tour des fortifications qui limitent la ville d'une
ceinture verdoyante. Nous les dépassons et
nous voici maintenant au-dessus de la cam-
pagne. Il faut à présent renoncer à la joie
sportive qui m'a seule occupé jusqu'ici, ne plus
perdre de vue la carte et le terrain. L'expé-
rience m'a déjà démontré combien l'on se perd
facilement quand on vole au-dessus d'un pavs
inconnu. Il ne faut pas que j'oublie ma mission.
Le plaisir du touriste m'est interdit aujour-
d'iiui. Nous sommes en guerre. C'est vrai :
j'oubliais...
Nous laissons le fort Louis à notre droite- et
PREMIÈRE RECONNAISSANCE AÉRIENNE 273
piquons directement vers l'est. Quel étrange
pays s'étend en dessous de nous I Des milliers
de canaux, de ruisseaux, de chemins, des champs
coupés de haies qui forment des entrelacements
bizarres. Il faut redoubler d'attention pour ne
point se tromper de direction. Heureusement,
nous sommes maintenant à 1 000 mètres et je
ne perds point de vue le canal de la Basse-
Colme, que nous allons couper pour rejoindre
la ligne de Furnes à Gand. A partir de là, nous
ne quitterons plus la voie du chemin de fer et
cela facilitera ma tâche.
Le froid est devenu intense. Malgré mes
vêtements superposés, je sens déjà mes mains
et mes pieds glacés et mon corps semble suivre
peu à peu leur exemple. Je ne m'amuse plus à
considérer le paysage qui se déroule à mes
pieds. D'ailleurs, à la hauteur où nous sommes,
les détails pittoresques disparaissent. Les routes
semblent désertes et les villages morts. 11 faut
se servir de la jumelle pour distinguer les
voitures sur les chemins et les péniches sur les
canaux.
Et puis, nous approchons des lignes alle-
mandes. Je ne puis m'empècher de songer que,
quelques jours auparavant, le sergent-major
R..., un des pilotes de l'escadrille, a été abattu
par un projectile allemand d'une hauteur de
2000 mètres. Quand j'étais à terre, tout à
18
274 EN CAMPAGNE
l'heure, je ne songeais qu'à la beauté de cette
mort. Maintenant que nous approchons de la
ligne de feu, une certaine émotion m'envahit.
Ce n'est point la peur, certes : nous en avons
vu bien d'autres. Mais une idée me hante. Dans
quelques minutes, je vais être au-dessus des
tranchées allemandes, dans une demi-heure je
serai au milieu du territoire occupé par l'en-
nemi. Si alors un de leurs obus nous frappe et
si nous avons une panne, nous serons obligés
d'atterrir. Trop éloignés pour pouvoir atteindre
les lignes françaises, si nous ne sommes pas
tués, nous serons faits prisonniers. Tout plutôt
que cela!
Mais je chasse ces pensées moroses. Ma con-
fiance revient vite dans mon étoile. Jusqu'ici la
chance m'a singulièrement favorisé. Il n'y a
point de raison pour qu'il n'en soit plus ainsi.
Et l'iwesse du mouvement me saisit. Je ne
songe plus qu'à la délicieuse sensation que
j'éprouve à dominer, moi, faiide chose, être
anonyme, combattant inconnu, ces deux armées
qui se choquent. L'avion semble porté par le
vent. Avec lui, il bondit, redescend, s'incline et
frémit.
J'éprouve une véritable joie à me dire que,
sur ce pays gris sombre qui s'étend au-dessous
de nous, des milliers d'hommes ont les yeux
fixés sur le petit point noir que nous sommes.
PREMIÈRE RECONNAISSANCE AÉRIENNE 275
Le bruit du moteur a fait lover toutes les tètes.
Les yeux ont cherché quelques instants et, bien
vite, on a vu se dessiner dans le ciel les deux
grandes ailes sombres légèrement incurvées à
l'arrière, le gouvernail de profondeur mince et
allongé. Les uns ont eu tout de suite un regard
de sympathie pour l'oiseau connu qui porte sur
ses ailes les couleurs de France. Ils ont senti
que c'était un peu d'eux-mêmes qui passait là-
haut et s'avangait vers l'ennemi pour les aider,
les éclairer dans leur rude tâche. Instinctive-
ment, ils ont fait des vœux pour le succès de sa
mission. Les autres, au contraire, lui jettent
des regards de haine. Eux aussi, connaissent
bien la forme de cet avion qui avance vers eux.
Bien souvent, ils en ont reçu de rudes leçons.
Ils le couvent des yeux, se demandent pourquoi
on le laisse venir ainsi. Ils souhaitent de voir
bientôt les flocons de fumée environner l'appa-
reil. Ils espèrent le voir soudain osciller, s'incli-
ner, tourbillonner comme une feuille morte,
puis s'écraser à l'intérieur de leurs lignes.
Justement, nous voici au-dessus des tran-
chées. Quel aspect bizarre elles présentent d'ici,
à dix-huit cents mètres de hauteur ! On distingue
très nettement la ligne sinueuse qu'elles forment
et les mille ramifications qui s'y rattachent,
boyaux de communication, postes d'écoute,
cheminements d'accès. On croirait voir deux
276 EN CAMPAGNE
reptiles monstrueux aux pattes innombrables
et inégales (jui serpentent l'un à côté de l'autre
et dont les corps se rapprochent, se séparent,
semblent vouloir se toucher, puis s'éloignent
encore. En arrière d'eux, les nombreux épaule-
ments des batteries sont très nettement visi-
bles.
Et voilà que ma contemplation amusée est
tout à coup interrompue. Par-dessus le bruit
du moteur, j'ai perçu une forte détonation à
quehjue distance derrière nous. Je regarde N...
et je vois qu'il secoue la tête comme s'il voulait
dire : non. Il ne se retourne même pas et con-
tinue sa route, les yeux fixés au loin pour ne
pas perdre sa direction. Mais je ne puis imiter
son calme et je me penche légèrement hors du
capot. En arrière de nous, à quatre cents mètres
environ de distance et un peu en dessous,
j'aperçois un flocon de fumée jaunâtre, épaisse,
ressemblant à un gros paquet de coton que l'on
serait arrivé à projeter jusque-là.
Au même moment, j'entends trois détona-
tions plus fortes et trois projectiles éclatent
bien plus près de nous, à deux cents mètres au
plus. J'avoue qu'à ce moment-là, je voudrais
bien me trouver ailleurs. Que ceux qui n'ont
pas connu cette première rencontre dans les
airs avec les obus ne me jettent pas trop vite la
pierre. Cette situation n'a rien de commun avec
PREMIERE RECONNAISSANCE AERIENNE 277
les situations où l'on peut se trouver dans un
combat ordinaire. On peut, quand on est exposé
au feu, se jeter à terre, chercher un abri, creu-
ser un trou au besoin. On peut souvent répondre
à l'ennemi, se défendre, lui rendre coup pour
coup. On est excité par la lutte, l'esprit est
tendu vers la mise à exécution du but que l'on
se propose : détruire le plus de monde possible
en iace de soi. Et puis, l'on se dit : si je suis
frappé, j'aurai quelqu'un des miens, là, tout
près de moi, qui m'aura vu tomber, me portera
secours si je ne suis que blessé, et qui, si je
suis tué, me fermera les yeux, prendra les
quelques chères reliques que je garde sur moi
et les fera parvenir à ceux que j'ai laissés là-
bas, chez nous.
Ici, rien de tout cela. Si, tout à l'heure, un
tles gros projectiles vient éclater dans l'appareil,
ce sera la chute vertigineuse, comme il advint à
ce pauvre R. . . la semaine passée, et il ne restera
plus sur le sol que quelques débris sanguino-
lents dans lesquels les Prussiens fouilleront de
leurs grosses pattes, tâchant de trouver nos
papiers, nos carnets et nos notes. Et le dégoût
me vient à la pensée de ces butors ouvrant mon
portefeuille et se passant de main en main,
avec des rires gras, des photographies, des
médailles, quelques lettres...
Et si, simplement, un éclat vient frapper
278 EN CAMPAGNE
l'hélice ou le moteur, il nous faudra faire une
descente savante en vol plant», tâcher d'arriver
à regagner nos lignes quand môme. Le pour-
rons-nous? Nous avons fait déjà du chemin et le
vent sera contre nous. Si nous échouons, ce
sera l'interrogatoire subi, ce sera le supplice à
supporter les regards gouailleurs, les sourires
suffisants, les questions insidieuses. Plutôt mille
fois la première catastrophe.
Mais N... s'est retourné, il se penche et
regarde du côté des éclatements. De nouveau,
sa tète s'agite de gauclie à droite. Il me regarde
de ses yeux clairs. Il rit d'un rire franc, large,
joyeux, et il hurle à mon oreille que j'ai penchée
vers lui :
— Pas de danger! Ce sont des obusiers... Ils
ne peuvent tirer plus haut que 1 800 mètres...
Ahl si c'était leurs canons spéciaux...
Il regarde l'altimètre. Il manjue 1 900.
Et maintenant, stupidement, je suis pris d'une
sorte d'allégresse, je ris tout haut à la pensée des
canonniers qui, à mes pieds, doivent se dire :
nous les tenons! Justement, voici quatre nou-
veaux obus qui viennent d'éclater encore plus
près de nous, mais toujours trop bas. Les déto-
nations paraissent formidables malgré le ronfle-
ment du moteur. La fumée épaisse et jaune
forme comme quatre écrans opaques destinés à
nous cacher des petits coins de paysage. Allez,
PREMIÈRE RECONNAISSANCE AÉRIENNE 279
allez, tirez! Cela ne va pas nous empêcher de
voler au-dessus de vos régiments, de vos batte-
ries, des villes en ruines que vous occupez dans
l'infortunée Belgique. Cela ne nous empêchera
pas de remplir notre mission.
Justement, voici un panache de fumée
blanche. Je l'entrevois à peine sur ce ruban
brunâtre qui se déroule parmi la campagne
grise et qui est la ligne de Gand. Vite, ma
jumelle. Oui, je vois un train qui s'avance vers
Dixmude. Du moins, je le devine, grâce à la
direction de la fumée, car, à cette hauteur, on
ne perçoit aucun mouvement. C'est bien un
transport de troupes. Je distingue, au milieu des
wagons, les plates-formes rectangulaires des
trucs. Je saisis ma carte fixée à une planclietle
accrocliée à mon cou. Je repère le point où
se trouve le train en ce moment et y mets un
petit trait au crayon bleu; j'inscris l'heure à
côté : 8 h. 15, et je compte le nombre des voi-
tures.
— Une, deux, trois...
N..., les yeux au loin, comme un capitaine
sur son navire, garde soigneusement sa direc-
tion. Je m'en veux maintenant de ma stupide
et fugitive émotion de tout à l'heure. Je ne veux
plus songer qu'à remplir rehgieusement ma
mission. En avant! Je me sens rempli d'allé-
gresse. Je voudrais embrasser mon pilote, tant
280 EN CAMPAGNE
je me sens heureux et tant je voudrais lui prou-
ver ma confiance.
Maintenant, vous pouvez tirer, messieurs les
canonniers allemands 1
\
1
XI
NUIT DE NOËL
24 décembre.
— Mon lieutenant, mon lieutenant, il est deux
heures...
Le fidèle Wattrelol, pour liàter mon réveil,
me met devant les yeux la lumière vacillante
de la bougie. Quel supplice, à une iieure aussi
matinale, d'être arraché au sommeil! Ce ne
serait rien pendant l'été, mais nous sommes au
24 décembre et c'est mon tour d'aller prendre le
service aux tranchées. Jolie façon de fêter la
Noël... Je me retourne dans mon lit, cherciiant
à éviter cette lumière qui me harcèle; je ras-
semble mes idées, qui s'étaient dispersées au
loin pendant que je dormais et avaient été rem-
placées par des rêves exquis, des rêves de
temps de paix, de bien-être, de bonne chère et
de douce chaleur.
Maintenant je me souviens : je dois prendre
le commandement d'un détachement de cent
J82 EN CAMPAGNE
cavaliers du régiment. Ils doivent aller rempla-
cer aux tranchées les cent cavaliers qui les y ont
précédés. Voilà bientôt un mois que nous avons
rejoint notre corps d'armée près do R... et tous
les deux jours le régiment fournit le même
eflFectif d'iiommes pour occuper un secteur des
tranchées. Mon tour de service m'appelle au-
jourd'hui, 24 décembre, à aller remplacer mon
bon camarade et ami, le lieutenant de La G...,
qui depuis le 22 occupe ce poste.
J'avais oublié tout cela... Quel froid il fait!
Brrr. . .
Tandis que Wattrelot s'esquive, je me pré-
pare à accomplir l'effort nécessaire pour sortir
de la tiédeur des draps. Lâchement, je me fixe
des délais successifs, passés lesquels je me jure
de surgir héroïquement.
— Je me lèverai dès que Wattrelot aura
atteint le palier du premier étage... Je me lève-
rai quand j'entendrai qu'il marche sur les dalles
du vestibule... ou plutôt, quand j entendrai la
porte d'entrée se fermer et ses bottes crier sur
le gravier du parc...
Mais tout bruit a cessé. Wattrelot est loin
déjà et je recule devant cet acte pourtant inévi-
table : me lever, sortir du Ut, dans une petite
cham])re glacée, à deux heures du matin. Par
la fenêtre sans volets et sans rideaux je vois un
coin du ciel d'une pureté admirable où des
NUITDENOEL 283
myriades d'étoiles mettent leur scintillement.
Déjà, hier, il gelait ferme quand je suis rentré
pour me coucher. Maintenant le froid doit être
terrible.
Allons, hop ! D'un bond je suis à terre et bien-
tôt je cours à la petite table de toilette en pitch-
pin. Il faut me réveiller complètement par des
ablutions rapides. Horreur! L'eau de la cruche
a gelé. Ohl peu profondément, sans doute, mais
je dois tout de même briser une couche de glace
qui s'était formée à la surface. Cependant je
suis heureux de me trouver plus dispos après
m'être aspergé le visag-e. Vite! deux tricots
sous la vareuse, le grand manteau à pèlerine,
les gants fourrés, la calotte de campagne rabat-
tue sur les oreilles et me voilà, une bougie à
la main, descendant le grand escalier du châ-
teau.
Car je suis logé dans un château. Ce seul
mot fait songer à un tiède appartement bien
capitonné, bien meublé, avec des tapis moelleux
et de confortables fauteuils. Hélas! il n'en est
rien... La brave dame, propriétaire de l'im-
meuble, a tout prévu : les appartements de
maîtres ont été prudemment démeublés et fer-
més à double tour. Une redoutable concierge
en détient les clefs et j'ai été bien content de
trouver, sous les toits, la chambre du maître
d'hôtel dont le lit, garni de draps blancs, m'a
284 EN CAMPAGNE
paru, ma foi, estimable. Et puis, comme on
dit en temps de paix : à la guerre comme à la
guerre !
La porte du vestibule ouverte fait entrer une
vague d'air froid qui me glace le visage. Mais il
ne faut pas perdre une minute. Le détachement
doit rompre à deux heures et demie précises et
il est sans doute déjà formé là-bas, sur la place.
Je me hâte de gagner la rue. Les grands pins
du parc découpent sur le ciel d'argent leurs
silhouettes noires, tandis que les branches dé-
nudées des autres arbres dessinent tout autour
mille arabesques, mille entrelacements bizarres.
On n'entend pas le moindre bruit dans cette
nuit limpide, diaphane, où l'air semble d'une
pureté si grande que l'on se croirait au sommet
d'une haute montagne. Sous mes pas, le gra-
vier des allées enfonce, mais, la grille franchie,
je me trouve sur un sol dur comme de la pierre.
Les boues accumulées par les pluies récentes,
les ornières creusées par les charrois multiples
des convois ont gelé et couvert la chaussée de
rugosités, d'aspérités qui me font trébucher dans
ma course.
Devant l'hôtel des Lacs, une partie des
hommes sont déjà alignés à la tête de leurs
chevaux. Engoncés dans leurs manteaux, le col
relevé, ils battent la semelle et soufflent dans
leurs doigts. Pour eux aussi ce dut être un véri-
NUIT DE NOËL 285
table supplice de sortir de la chaude litière de
paille où ils dormaient i)catement tout à l'heure,
roulés dans leurs couvertures. Ils ont pris goût
maintenant à ce genre de confort spécial au
soldat en campagne. Ils ont trouvé mille pro-
cédés curieux pour perfectionner l'installation
de cette garnison d'un nouveau genre. De véri-
tables chambrées ont été organisées petit à
petit où, par sept ou huit, ils passent des nuits
délicieuses, allongés dans la paille dorée. Beau-
coup certainement n'arriveraient pas à s'endor-
mir si on leur offrait tout à coup un véritable
lit. Et puis, on a moins de mal à se lever quand
on s'est couché tout habillé et lorsque la cham-
bre n'est pas bien chaude. Aucun ne se plaint,
aucun ne grogne. Nous pouvons toujours
compter sur nos braves.
— Manque personne, mon lieutenant.
Ce sont les sous-officiers les plus anciens des
deux escadrons dont les hommes sont rassem-
blés là qui rendent compte. Tout ce monde s'est
levé et équipé en hâte, à l'heure dite; pas un
qui manque à l'appel; ils se sont réunis d'eux-
mêmes, les gradés n'ont pas eu besoin de courir
frapper de porte en porte pour réveiller les dor-
meurs. Nos chasseurs ont bien vite établi entre
eux des coutumes et des règles parfaitement
simples qui assurent la régularité du service
sans qu'il soit besoin de faire intervenir des con-
886 EN CAMPAGNE
signes écrites. C'est une des clioses les plus ad-
mirables do cette campagne, cette discipline in-
telligente et spontanée qui s'est créée progressi-
vement, sans ordres spéciaux, sans prescriptions
des chefs, et qui fait que les travaux les plus
pénibles s'exécutent presque sans surveillance,
parce que chacun comprend le but à atteindre
et les dures nécessités qui en découlent.
Ils ont immédiatement reconnu que la relève
ne pouvait se faire à une autre heure qu'à cette
heure matinale. Et, tous les deux jours, comme
ce malin, vingt-cinq hommes par escadron se
lèvent à une heure et demie, s'équipent, sellent
leurs chevaux, tandis que les cuisiniers s'occu-
pent à faire chauffer pour chacun une bonne
ration de café. Puis, sans se presser, mais au
moment voulu, ils se forment en bataille à l'en-
droit fixé et, lorsque l'officier arrive dans la nuit,
qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige ou qu'il gèle,
il est sûr de recevoir le même rendu-compte :
— Manque personne, mon lieutenant.
Vite! en selle. Nous sentirons moins le froid
en trottant sur les chemins durcis par cette nuit
lumineuse et ce beau clair de lune. Par deux, en
silence, nous gagnons la sortie du village dans la
direction de R... Je sais que je trouverai un peu
plus loin, au carrefour du calvaire, les cinquante
hommes du premier demi-régiment et le sous-
lieutenant de G... qui m'est adjoint.
NUITDENOEL 287
En effet, le voici qui avance à ma rencontre
sur la route sonore. Je suis ravi que le tour de
service m'ait donné comme compagnon de tran-
chée ce joyeux camarade. Je le connais très
peu, car il y a seulement quelques joui's qu'il a
rejoint le corps. Pris h l'École dès la déclaration
de guerre, il avait d'abord été versé à un esca-
dron de réserve, et vient seulement d'être aff"ecté
au régiment actif. Mais je sais déjà, par les
camarades du 1'' escadron, que c'est un hardi et
gai luron. Tant mieux! La guerre est une triste
chose qu'il faut savoir prendre en riant. Foin
des esprits moroses et des mines déconfites!
Sans doute, nous n'avons pas la chance de faire
la joUe guerre d'autrefois. Nous ne connaîtrons
plus Fontenoy, Rivoli, ni Eylau. Mais ce n'est
point une raison pour perdre l'humeur gaillarde
de nos pères. Dieu merci! Nous avons conservé
leurs qualités d'entrain et de bravoure. Mais ce
qui est plus difficile, c'est de garder le sourire
dans cette hideuse guerre de taupes qu'on nous
impose aussi, à nous autres cavaliers. Raison
de plus pour aimer et admirer tant de joyeux
officiers qui ne le perdent pas malgré tout, et
G... est de ceux-là.
Nous nous serrons la main sans parler, car il
nous semble que si nous ouvrions la bouclie, le
froid nous glacerait l'intérieur du corps. Et nous
voilà partis d'un bon trot sur le petit chemin vi-
288 EN CAMPAGNE
cinal qui mène, en traversant la route de Paris,
jusqu'à C... Nous devrons abandonner là nos
montures pour traverser la zone battue par l'ar-
tillerie ennemie et gagner à pied les tranchées.
Les chevaux s'ébrouent joyeusement, heu-
reux de se réchauffer en prenant une allure plus
rapide. Quelques-uns se livrent à des bonds de
gaieté que leurs cavaliers, moins joyeux, répri-
ment sans trop de douceur. Les sabots frappent
le sol rugueux avec un bruit métallique qui doit
s'entendre fort loin; le cliquetis des mors et le
choc des étriers entre eux troublent aussi la
campagne endormie. Devant nous le chemin
étend tout droit, parmi le tapis sombre des
champs, un long ruban gris pâle. Nul ne songe
à rire ou à causer ; le sommeil plane encore sur
la colonne et l'on sait que les deux jours de
tranchée seront longs et durs à passer, même
si le Prussien nous laisse tranquilles.
En passant, nous saluons une croix qui brille
au bord du ciiemin, toute blanche sous la
lumière pâle de la lune. Nous la connaissons
depuis le premier jour et nous savons par cœur
l'inscription qu'on y lit :
80 SOUS-OFFICIERS, CAPORAUX ET SOLDATS
DES 39" ET 74" d'infanterie
TUi':s A l'ennemi
priez dieu pour eux
NUIT DE NOËL 289
Nous devinons, accrochées aux bras de cette
croix, les humbles couronnes faites d'herbes
vertes aujourd'hui jaunies et les petits bouquets
de fleurs fanées qui sont restés après le départ
de ces régiments et qu'aucune main sacrilège
n'oserait toucher.
Voici la route de Paris et sa double rangée d'ar-
bres qui, dans la nuit, semblent gigantesques.
Nous la francliissons vivement et, après avoir
répondu au « qui vive? » du territorial qui garde
l'entrée de C..., nous pénétrons dans le village.
Il paraît complètement abandonné et pourtant
deux bataillons du ...' territorial cantonnent là.
La lune semble s'amuser à découper sur les
murs d'un côté de la rue en ombres fantasti-
ques les silliouettes des maisons qui bordent
l'autre côté.
Pied à terre.
Nous sommes arrivés au point fixé pour quit-
ter nos chevaux. Les iiommes rapidement dé-
bouclent de leur selle la couverture qui les
aidera à supporter les pénibles heures de la
nuit suivante. Ils les passent en sautoir et nous
voici en route pour joindre le chemin de halage
du canal. Nous marchons très lentement, car
nous avons au moins sept ou liuit kilomètres à
faire et, pour des cavaliers, faire iiuit kilomètres
à pied, chargés et habillés comme nous le
sonnnes, ce n'est point une petite affaire.
890 EN CAMPAGNE
Voici le chemin de halage. Vraiment la pro-
menade offre peu de charmes à cette hem'e de
la nuit. Cependant le coup d'oeil ne manque pas
d'une certaine grandeur. Deux rangées de
grands arbres profilent leurs hautes silhouettes
sur chaque berge. Leurs ombres se reflètent
dans le canal où la lune met des teintes métal-
liques. Quel calme et quel silence! Qui croirait
que nous sommes en guerre? Nul coup de ca-
non, nul coup de fusil ne vient rompre la paix
nocturne. Et pourtant il ne se passe point long-
temps, d'habitude, sans que quelque détonation
nous rappelle à la gravité de l'heure.
Aujourd'hui, il semble qu'un mot d'ordre ait
été donné pour que des deux côtés l'on cesse
de tuer ou de chercher à tuer. Cela a quelque
chose de touchant et en même temps d'inquié-
tant, car il faut toujours se méfier d'un adver-
saire prodigue en ruses et en embûches de
toutes sortes. Il convient de ne pas trop chan-
ter Noël. D'ailleurs, je crois que nous ne
sommes pas les seuls à veiller à cette heure.
De temps à autre, nous croisons des petits
groupes de fantassins, hâves, poudreux, pesam-
ment chargés. Ils marchent en file, l'arme à la
bretelle, par trois ou quatre, sans un mot, à
grands pas lents comme s'ils cherchaient à me-
surer la longueur du chemin. Quelques-uns
portent su.spendus à un bâton, tenu à chaque
NUIT DE NOËL 291
bout, des objets bizarres, marmites ou larges
bidons, peut-être des paniers. Où vont-ils? Que
font-ils? Nous ne chercbons point à le savoir.
Chacun a conscience de son devoir : ces
hommes vont par là; c'est donc qu'ils en ont
reçu l'ordre. Nul ne s'inquiète du but qu'ils
poursuivent. Tout est bien.
Seul le piétinement des chasseurs sur la
chaussée rugueuse met un peu de vie dans ce
tableau. Peut-être causent-ils, mais c'est à voix
basse, dans un souffle.
Et, tout à coup, voilà que l'ennemi nous
montre que lui aussi veille. Loin devant nous,
vers C..., une fusée part, m.onte dans le ciel
pur, puis retombe lentement, très lentement,
sous la forme dune boule extrêmement bril-
lante qui illumine merveilleusement toute la
campagne environnante. Nous les connaissons
bien, ces redoutables fusées allemandes qui
semblent ne jamais vouloir s'éteindre, et répan-
dent une lumière à la fois blafarde et aveu-
glante. Nous savons que, dès^ qu'elles s'al-
lument, tout être qui se trouve à portée des
fusils ennemis doit immédiatement s'aplatir
contre le sol et ne plus bouger, ne plus lever la
tète tant que la lumière ne s'est pas éteinte.
Sinon, de tous côtés les coups de feu vont par-
tir, faucher les lierbes, faire sauter la terre au-
tour de lui. Cette fois, nous sommes encore
292 EN CAiMl'AGNE
hors de portée et nous contemplons sans nous
arrêter cette étoile éblouissante vers laquelle
nous marchons.
— L'étoile des bergers, fait G... gravement.
Drôles de bergers, en vérité, qui portent des
carabines en guise de houlettes et sont approvi-
sionnés d'assez de cartouches pour faire passer
de vie à trépas cent vingt de leurs semblables.
L'étoile semble un instant s'arrêter à quelques
mètres du sol, puis tout doucement, tout douce-
ment, comme fatiguée de son effort, elle se
laisse tomber à terre où elle s'éteint. La nuit
paraît moins claire et moins diaphane.
Mais nous voici arrivés à la verrerie. C'est là
que nous allons laisser les hommes cliargés de
la cuisine. Personne ne croirait que cette vaste
exploitation a cessé de fonctionner, que les
centaines d'ouvriers quelle employait sont
aujourd'hui dispersés. Au contraire, il semble
qu'elle a conserv é toute l'animation de l'entre-
prise prospère qu'elle était avant la guerre
C'est un grand carré de bâtiments massifs
qui semble constituer une véritable petite ville.
11 est établi solidement au bord du canal,
comme un bastion avancé des faubourgs de
R... Ses murs blancs et bas coifles de tuiles ont
l'aspect trapu des ouvrages militaires. Mais
quand on en approche, on a plutôt l'illusion de la
vie qui anime les vastes usines pendant le
NUIT DE NOKL 293
travail de nuit. Par le porche on aperçoit une
cour où brillent, de-ci de-là, des lumières de
foyers. Des silhouettes vont et viennent, met-
tant dans l'ombre discrète l'animation ouvrière
d'une ruclie. Par équipe de cinq ou six, des
hommes sortent, portant des fardeaux divers et
s'éloignent dans la nuit vers des buts mysté-
rieux. Devant la grande porte ouverte, d'autres
ombres déchargent de lourds colis apportés par
des fourgons. C'est là, dans les bâtiments
abandonnés de ce qui fut une verrerie prospère,
que sont installés les services et les cuisines.
Ce sont eux qui administrent et alimentent tout
le secteur de tranchées dont nous faisons
partie.
Les Allemands le savent bien. Aussi, chaque
jour, à plusieurs reprises, leurs pièces envoient-
elles quelques rafales de projectiles sur l'im-
mense quadrilatère. Mais nos braves troupiers
n'en ont cure. Au lieu de s'installer dans les
grands bâtiments dont une partie déjà s'est
effondrée sous les obus, ils ont utilisé les vastes
sous-sols de l'usine. Là se trouvent les dépôts
de vivres et les cuisines où, jour et nuit, on tra-
vaille pour fournir aux camarades des tranchées
la nourriture abondante et cliaude qui, deux fois
par jour, leur fait un instant oublier les rigueurs
du froid, de la pluie et de la boue.
Notre colonne a fait halte le long de la froide
894 EN CAMPAGNE
muraille. Par la large porte où veille un fac-
tionnaire immobile engoncé dans un manteau
gris à capuchon, les cuisiniers s'engouffrent et
disparaissent dans l'ombre, guidés par l'agent
de liaison du détachement précédent. En atten-
dant que celui-ci revienne de les conduire dans
ce labyrinthe, nos chasseurs soufflent un peu,
reprennent leurs forces pour accomplir la partie
la plus pénible du trajet, celle qui nous amènera
aux tranchées que nous devons occuper.
J'en profite pour causer avec un capitaine
d'infanterie qui se trouve là et fait les cent pas,
le \dsage enfoui dans un épais cache-nez, les
mains dans les poches de sa capote de troupe
sur les manches de laquelle se devinent à peine
trois petits bouts de galon doré.
— Eh bien! mon capitaine, quoi de nou-
veau?
— Oh ! rien, sinon que vous allez sans doute
être bien tranquilles aujourd'hui et demain.
Depuis la chute du jour ils n'ont pas tiré un
coup de fusil et ils ont chanté des cantiques
jusqu'à minuit. Vous pensez qu'en cette nuit de
Noël ils vont redoubler leurs Oremus. Vous
pouvez dormir sur les deux oreilles.
— A moins que cela ne cache encore quelque
ruse de guerre et que cette nuit...
— Vous avez raison. A moins (jue cette
nuit...
NUIT DE NOËL 295
La colonne repart. Conduits par l'agent de
liaison, nous nous engageons pendant quelques
centaines de pas sur la route nationale, que les
obus ont transformée en une véritable succes-
sion de gorges, de pics, de ravins et de collines.
Nous devons sauter par-dessus de grosses
branches d'arbres abattues par les projectiles.
Voilà un chemin qui ne doit pas être gai quand
la nuit est sans lune. Heureusement que celle-ci
est exceptionnellement lumineuse. Nous distin-
guons toutes choses autour de nous. Même, à
quinze cents mètres sur notre droite, nous pou-
vons deviner l' « arbre isolé »,le fameux arbre,
isolé au milieu de la plaine vaste et nue, qui
marque le centre de notre secteur de tranchées
et au pied duquel je sais qu'est installé le
gourbi des officiers de notre régiment. Quelle
tentation de sauter le fossé de la route et de
gagner le point final de notre marche en passant
à travers champs! Ce serait l'affaire de vingt
minutes et cela nous épargnerait le pénible et
long cheminement par le boyau... Mais les
ordres sont formels : défense de prendre au plus
court, même par les nuits noires, à plus forte
raison par cette nuit étoilée. Nos chefs font bien
d'être raisonnables pour nous, car il est certain
que, tout en reconnaissant le danger d'une
pareille expédition, il n'est pas un de mes cent
gaillards qui hésiterait à se lancer à travers la
298 EN CAMPAGNE
campagne pour le plaisir de faire quelques cen-
taines de mètres de moins.
Voici l'entrée du boyau : quatre ou cinq
marches de géant taillées dans la marne
blanche. La gelée les a rendues glissantes et il
faut s'accrocher au rebord du talus pour ne pas
trébucher. J'entends derrière moi quelques glis-
sades retentissantes, accompagnées d'un fracas
de gamelles qui dégringolent "et soulignées
d'éclats de rire et de quolibets. La gaieté ne
perd jamais ses droits et je sais que mes chas-
seurs auront tôt fait de se relever et de rattraper
la distance perdue. Cela est essentiel, car le
boyau a des ramifications, des carrefours impré-
vus qui pourraient induire le retardataire en
erreur et faire égarer une partie de mon monde
vers d'autres tranchées.
Nous avançons lentement. Le boyau est
dirigé perpendiculairement aux trancliées enne-
mies. Pour que balles ou obus ne puissent pas
le prendre en enfilade, il a fallu le creuser en
zigzag. Et je ne connais guère de manière plus
pénible de cheminer que celle qui consiste à
faire dix pas vers la droite, à tourner brusque-
ment, puis à refaire dix pas vers la gauche, et
ainsi de suite, pour parcourir une distance qui
ne serait que de quinze cents mètres à vol d'oi-
seau. Le passage est tellement étroit que nos
bras, des deux côtés, frôlent la paroi. Les
NUIT DE NOËL 297
rayons lunaires ne peuvent atteindre le sol que
nous foulons, et nous trébuchons sans cesse sur
les aspérités et dans les trous que les inonda-
tions précédentes ont causés et que la gelée a
solidifiés. Parfois nous glissons sur la glace qui
a remplacé les petites mares dans lesquelles les
camarades pataugeaient deux jours auparavant.
Et cela nous console un peu des rigueurs du
froid, cent fois préférables aux horreurs de la
pluie.
Enfin, nous débouchons dans nos tranchées.
Nos prédécesseurs nous y attendent impatiem-
ment. C'est long, deux jours et deux nuits sans
dormir, sans se laver, sans voir d'autre spec-
tacle que les murailles de terre qui bornent la
vue. Chacun a hâte de refaire en sens inverse
le dur chemin parcouru l'avant-veille, de re-
trouver son cheval, son cantonnement, ses ca-
marades, son chez soi, en somme. Aussi les
trouvons-nous tout prêts à partir : les couver-
tures sont roulées et mises en sautoir et les
musettes sont à leur place sous le manteau.
Tandis que les sous-officiers dans chaque
escadron vont relever les vedettes aux postes
d'écoute, je me dirige, en frôlant les hommes
rangés contre la paroi, vers 1' « arbre isolé »
qui semble étendre ses bras décharnés pour
protéger notre réduit. Il faut tourner à droite
dans un étroit boyau qui contourne l'arbre; il
298 EN CAMPAGNE
se termine par trois hautes marches en terre
qu'on doit descendre pour accéder dans le
g-ourbi.
Tapi au fond de cet antre, étendu sur deux
chaises pour chauffer ses pieds à un minuscule
poêle en fonte juché sur un tas de briques, mon
vieil ami La G... m'attend. A la lueur de l'uni-
que chandelle, il a l'air imposant et grave. Sa
barbe fauve, qu'il a laissée pousser depuis la
guerre, s'étale en éventail sur sa poitrine et lui
donne un faux air d'Henri IV. Je sais que sous
cette apparence redoutable se cache le plus
joyeux camarade et le plus délicieux pince-
sans-rire qui soit. Aussi je ne m'alarme pas
autrement de ce front pensif et de cet œil
rêveur.
— Eh bien, quoi de nouveau?
— On gèle.
Je m'en doutais un peu. A part cette consta-
tation que nous avions faite avant lui, La G...
ne peut que me confirmer ce que m'a dit tout à
l'heure le capitaine d'infanterie :
— Tu vas avoir une nuit de tout repos, mon
cher, et je te conseille de faire construire une
crèche au pied de 1' « arbre isolé », et à minuit
de faire chanter en chœur le Minuit, chrétiens...
Nous aussi nous en savons, des cantiques...
Ce n'est pas l'envie qui me manque démettre
à exécution ce projet. Mais ce sont là de pieuses
NUIT DE NOËL 299
coutumes qui ne cadreraient peut-être pas très
bien avec les idées tactiques du commandant
du secteur. Néanmoins je promets à La G... de
faire mon possible pour réaliser son rêve.
— Au revoir et bonne chance!
— Au revoir.
Et il s'éloigne dans la nuit. A l'extrémité du
petit couloir qui mène à la tranchée, je vois
passer à la file les hommes qui viennent d'être
relevés et qui se dirigent vers le boyau par
lequel nous sommes arrivés. Leurs ombres
défilent sans interruption et rapidement. Ils
sont heureux, le devoir accompli, de regagner
leurs escadrons. Ils décochent en passant des
plaisanteries aux camarades qui restent. Ceux-
ci répondent sans aménité. Puis le silence,
petit à petit, se fait. Chacun est à son poste;
les uns veillent, les autres battent la semelle
dans le fond de la tranchée ou s'occupent à
réparer ou à perfectionner les mauvais abris
que leurs prédécesseurs leur ont laissés.
G... a été prendre le poste de quart où se suc-
cèdent de trois heures en trois heures les offi-
ciers en second des unités qui défendent le sec-
teur. Me voilà seul, seul au milieu de mes braves
chasseurs, avec la garde de ces cinq cents mètres
de tranchées qui constituent à l'heure actuelle
un tout petit morceau de l'immense ligne fran-
çaise. En arrière de nous, des milliers de cama-
300 EN CAMPAGNE
rades dorment avec confiance, comptant sur le
mince rempart que nous offrons. Et, plus loin
encore, ce sont des millions de Français et de
Françaises qui, sous le toit familial ou sous
celui de leurs hôtes, reposent à la faveur de nos
nuits sans sommeil, de nos membres roidis par
le froid, de nos carabines pointées dans les cré-
neaux des tranchées.
Ce sera notre manière à nous de célébrer la
joyeuse fête de Noël. Sans doute que là-bas,
dans les veiUées, plus d'un pensera à nous et
nous plaindra... Sans doute, en songeant au
pays, beaucoup d'entre nous seront tristes ce
soir. Mais aucun, j'en suis certain, ne vou-
drait quitter son poste pour partir loin du front.
Honneur militaire, glorieux héritage des ancê-
tres, qui m'eût dit qu'il se serait si naturelle-
ment, si facilement implanté dans les jeunes
âmes de nos soldats? Dans leurs corps d'en-
fants battent déjà les mêmes cœurs que ceux
des immortels grognards de l'épopée. La guerre
façonne les hommes.
iO heures du soir. — La journée s'est écoulée
dans le calme le plus absolu. Admirable journée
d'hiver, journée de clair soleil et d'air limpide
et pur. Les Allemands n'ont presque pas tiré.
Quelques coups de canon à peine, pour répondre
à notre artillerie qui, des hauteurs situées der-
NUIT DE NOËL 301
rière nous, dirigeait de temps en temps sur
leurs positions une salve de ses grosses pièces.
Et maintenant, voici la nuit. Nous venons,
B... et moi, d'achever notre frugal repas. Nous
avons promis aux territoriaux de leur rendre
visite Ils occupent les tranchées qui prolongent
les nôtres à gauclie et à droite. On a placé ici
nos chasseurs parce qu'ils constitueraient, en
cas d'attaque, une base solide à laquelle pour-
raient s'appuyer les territoriaux. Ils ne cachent
pas la confiance et 1 admiration qu'ils ont pour
nos hommes, et leurs officiers ne craignent pas
de nous demander conseil dans les cas embar-
rassants. Justement, cet après-midi, le capitaine
qui commande la compagnie à notre droite est
venu jusqu'il mon gourbi pour s'entendre avec
moi au sujet des patrouilles qu'il faudrait
envoyer cette nuit en avant de la ligne.
Enveloppés dans nos manteaux, nous sortons
l'un derrière l'autre de la tiédeur de notre réduit.
C'est la même nuit que la veille, étoilée, lumi-
neuse et glacée, une vraie nuit de joyeux Noël
pour temps de paix. Aujourd'hui elle nous
semble un peu fraîche. Dans nos tranchées, la
moitié des hommes veillent, conformément aux
ordres. Les carabines sont chargées et placées
dans les créneaux, le canon dirigé vers l'en-
nemi. En avant, au bout des étroits boyaux qui
vont en serpentant aux postes d'écoute, je sais
302 EN CAMPAGNE
que nos vedettes, par deux, tapies dans leur
trou, ont l'œil et l'oreiUe aux aguets : nul ne
pourra s'approcher du large réseau de fils de
fer ([ui nous protège sans être immédiatement
signalé et fusillé à bout portant. Dans le fond
de la trancliée, les hommes de veille causent bas
entre eux et battent la semelle sur place pour
lutter contre l'âpreté de la nuit.
Ceux qui sont au repos, serrés les uns contre
les autres au fond des petites niclies qu'ils se
sont creusées dans le talus, dorment ou essaient
de dormir. Plus d'un a réussi, car des ronfle-
ments sonores se font entendre derrière les
toiles de tentes, les couvertures, les morceaux
de sacs et toutes les guenilles qu'ils ont mer-
veilleusement agencées pour tenter de boucher
l'entrée de leurs rustiques alcôves. On se de-
mande comment ils peuvent vaincre les souf-
frances que doit leur causer le froid au point de
pouvoir dormir avec cette quiétude. Les cinq
mois de guerre ont durci leurs corps, les ont
accoutumés à affronter impunément le froid, le
chaud, la pluie, la poussière ou la boue. A cette
rude école, mieux qu'à toute autre, se créent les
hommes de fer qui durent toute une campagne
et sont capables de donner l'incomparable effort
quand l'iieure en a sonné.
Mais nous voici entrés dans la tranchée des
territoriaux.
NUIT DE NOËL 303
— Bonsoir, mon cher camarade.
C'est le sous-lieutenant que je rencontre à
l'entrée du boyau. C'est un Iiomme de quarante-
deux ans, maigre, hâve et barbu. Dans l'ombre,
ses yeux brillent d'une façon étrange. Sous les
pans de sa capote, il a enfoui les mains dans les
poches de son pantalon. Les coudes écartés du
corps, les genoux fléchis, il claque des dents et
choque doucement ses talons l'un contre l'autre.
— Pas chaud, hein?
— Ah! non, et puis, voyez-vous, ce travail-là
n'est plus de notre âge. Nous n'avons plus le
sang assez chaud et, on a beau se couvrir, il y
a toujours un petit coin où le froid pénètre.
Ce qu'il y a de terrible, ce sont les pieds et les
mains. Pour cela, rien à faire! Voyez-vous, il
vaudrait mieux avoir confiance en nous, nous
donner l'ordre de mettre baïonnette au canon et
d'enlever les tranchées boches qui sont devant
nous. Et vous verriez si les territoriaux sau
raient faire aussi bien que l'active... Et puis, ça
réchaufferait.
Je suis sûr qu'il dit la vérité et son avis est
partagé par la plupart de ses compagnons. Mais
ils ne se doutent pas, nos braves, nos chers
camarades de la territoriale, de la vigueur, de
la souplesse, de la jeunesse en un mot qu'il
leur faudrait pour courir jusqu'à la ligne enne-
mie sous la mitraille et sous les balles et pour
304 EN CAMPAGNE
couper, SOUS le feu, les multiples réseaux de fils
de fer barbelés qui barrent la route. Au con-
traire, nos chefs ont bien compris que leur
place était là, dans ces lignes de trancliées
savamment construites et protégées, où leur
courage, leur ténacité sauraient se prodiguer en
cas d'attaque, où ils sauraient mieux que per-
sonne remplir la consigne qui nous est don-
née : « Tenir jusqu'à la mort. » Aux jeunes, la
sublime et périlleuse mission de s'élancer sur
l'ennemi caché à l'abri de ses trous de loup, de
ses fougasses et de ses ronces artificielles. Aux
braves territoriaux, celle plus obscure, mais
non moins belle, de monter la garde sur notre
front.
Je les distingue, au clair de lune, par groupes
de deux ou trois, silencieux et attentifs. Juchés
sur la banquette en terre, qui les hausse à
hauteur du parapet, ils ont les yeux tout grands
ouverts dans la nuit, face à l'ennemi. Leurs
fusils chargés sont placés devant eux, entre
deux mottes de terre durcie. Ils ne se plaignent
pas, ne parlent pas et souffrent noblement; ils
comprennent qu'il faut cela. Ah! où sont les
belles tirades des orateurs de cabaret ou de
réunion publique? Où sont les serments de
révolte, les reniements solennels et les blas-
phèmes prononcés contre la Patrie? Tout cela
est oublié, effacé. Si l'on questionnait ces
NUIT DE NOËL 305
hommes qui sont là grelottant, transis, veillant
pour le salut du pays, certainement aucun d'eux
He voudrait avouer qu'il fut un des renégats de
jadis. Et pourtant, si l'on clierchait parmi les
plus braves, parmi les plus résignés, parmi les
meilleurs, on en trouverait des milliers. Fasse
le ciel que ce miracle produit par la guerre se
prolonge au delà des jours de lutte, et nous ne
regretterons pas le sang versé!
Nous les frôlons. Ils ne se retournent même
pas, les regards, l'esprit, la volonté tendus vers
le sombre mystère de cette campagne muette
qui s'étend devant eux. La nuit, pourtant si
claire, rend chaque chose plus étrange, déforme
et agrandit les êtres, fait devant les yeux fati-
gués bouger les pierres, les meules et les arbres,
agite des ombres qui n'existent pas et laisse
entendre maints murmures qui semblent le
bruissement étouffé d'une troupe marchant
avec précaution. Ces hommes regardent, im-
pressionnés malgré tout par le danger d'une
surprise imprévue toujours possible, par la
crainte d'une ruée soudaine des Teutons qui
ont pu se glisser en rampant parmi les herbes
des champs. Ils ont entassé sur leurs épaules
des sacs vides, des couvertures, de vieilles
loques; ils ont entouré leur cou de plusieurs
épaisseurs de cache-nez; ils ont pris toutes les
précautions possibles pour remplir leur devoir
so
«06 EN CAMPAGNE
jusqu'au bout. Malgré que nos cœurs soient
durcis par la vue des incomparables misères de
cette guerre, nous nous sentons pris de pitié et
d'admiration. L'un d'eux cependant se retourne
et nous dit :
— Eh bien, les voilà qui illuminent mainte-
nant.
Je saute sur la banquette en terre. Effective-
ment, en trois endroits différents, loin de nous,
des lumières briUent. En regardant attentive-
ment, je devine le motif de cet éclairage tout à
fait inusité en arrière des tranchées. Ce sont
d'immenses sapins amenés là-bas à la faveur de
la nuit et qui sont illuminés merveilleusement.
A la jumelle je les distingue parfaitement, je
distingue même des ombres qui s'agitent en
dansant tout autour. Des murmures de voix,
des cris de joie lointains arrivent jusqu'à nous.
Comme tout cela est bien prévu et agencé!
Ils ont poussé le raffinement jusqu'à amener
l'éclairage électrique dans les branches de
leurs arbres de Noël, afin d'éviter que nos ar-
tilleurs s'en servent comme d'un facile point
de mire. En effet, de temps à autre, brusque-
ment, toutes les lumières du môme sapin
s'éteignent et ne se rallument que quelques mi-
nutes après.
Mais nous avons tressailli malgré nous. Tout
à coup, sur l'immense plaine, s'élève un chant
NUIT DE NOËL 307
grave et mélodieux. Nos souvenirs sont encore
tout récents de semblables chœurs entendus à
Bixsclioote dans des moments tragiques. Ce
sont bien les mêmes voix justes et harmo-
nieuses qui entonnent un cantique comme ceux
qu'elles chantaient là-bas, dans le Nord, avant
de pousser les hourras de l'assaut. Mais ici
nous ne redoutons rien de semblable. On a
l'impression que ce n'est pas seulement une
prière unique qui se psalmodie là, devant notre
petit secteur de tranchées, mais qu'elle s'étend
à l'infini sur nos provinces violées, sur notre
Champag-ne, sur notre Lorraine, sur notre Pi-
cardie, et qu'elle retentit de la mer du Nord jus-
qu'au Rhin.
La tranchée des territoriaux s'est animée
sans bruit. De leurs petits abris, sans un mot,
les hommes ont surgi et voilà maintenant toute
la compagnie juchée sur la banquette. Quel
silence chez nous, comme chacun semble gêné,
pour ainsi dire jaloux de ce qui se passe là-bas î
Et voici que, comme si un ordre était donné,
sur la ligne des tranchées allemandes, d'autres
cantiques s'élèvent, semblent se répondre l'un
à l'autre. Tout près de nous, dans les trancliées
même, au loin, autour de leurs arbres lumi-
neux, à droite, à gauche, les chants retentissent,
adoucis par la distance. Quel ensemble émou-
vant, presque grandiose, forment ces liymnes
308 EN CAMPAGNE
religieuses dont les accents profonds planent
sur l'immense champ de mort! On a l'intuition
que tout ceci est réglé dès longtemps pour fêter
leur Noël religieusement dans le calme et la
paix.
En d'autres temps, sans doute, que de lourdes
plaisanteries auraient été proférées, que d'in-
vectives lancées à l'adresse des chanteurs!
Mais tout cela est changé. Je sens chez tous
ces braves comme un regret de ne pas prendre
part à une fête semblable. Ne sommes-nous
pas à la veillée de Noël? N'avons-nous pas, par
devoir, dû renoncer à l'exquise réunion de fa-
mille qui, tous les ans, nous rassemble, chez
nous, autour de la bûche symbolique? Nos
mères, nos sœurs, nos enfants ne sont-ils pas
seuls, celte année, à continuer la vieille et
pieuse coutume? Pourquoi notre grande famille
d'aujourd'hui ne chante-t elle [)as aussi, grou-
pée autour des sapins remplis de lumière? Ils
ne parlent pas, nos territoriaux, mais leur pen-
sée voltige au-dessus de la tranchée et nos
regrets à tous se fondent en une commune
mélancolie.
Petit à petit, les chants se sont tus et le
silence absolu retombe sur la campagne.
J'accompagne G. . . jusqu'à son poste de quart.
Il doit reprendre son service d'ofhcier de veille,
NUIT DE A'OEL 309
de onze heures du soir à deux lieures du matin.
Le poste est constitué par une sorte de petit
blockhaus solidement construit et encadré de
deux casemates où se trouvent des mitrailleuses
constamment braquées dans la direction des
tranchées ennemies. Un scddat mitrailleur y est
toujours de garde et peut appeler à la moindre
alerte les servants des pièces. Ceux-ci se re-
posent dans une espèce de souterrain creusé
tout à côté et, au premier signal, seraient prêts
à faire feu de leurs terribles engins de destruc-
lion. Au centre du blockhaus est aménagée une
guérite matelassée de nomlireux sacs de terre
où, par une meurtrière, l'officier de quart peut
surveiller tout le secteur qui nous est affecté.
A côté, un poste téléphonique lui permet de
communiquer à toute heure avec le comman-
dant du secteur, à la verrerie.
G... a endossé la peau de bique que lui passe
fraternellement loflicier qu'il remplace. C'est
un sous-lieutenant de territoriale. Il a l'air com-
plètement gelé.
— Tenez, mon cher camarade, dit-il, je vous
lègue la peau de bique que le commandement
bienveillant met depuis liier à la disposition de
l'officier de quart. Je voudrais vous la donner
toute chaude de ma chaleur, mais je suis moi-
môme a l'état de glaçon...
G. . . s'en accommode fort bien . Après lui avoir
310 EN CAMPAGNE
souliaité bon courage, je me hâte de reg-agner
mon gourbi; car, sous mon manteau, le froid
m'a gagné aussi. Le fidèle Wattrelot a mis tout
son soin à ce que notre petit poêle conserve son
ardeur. Profitant de l'exemple que m'a donné,
ce matin, La G..., je m'installe sur deux chaises,
les jambes étendues dans la direction du foyer.
La clialeur me revient petit à petit et, avec elle,
un peu de mélancolie. Quelle bizarre veillée de
Noël! Jamais, certes, je n'en avais passé dans
un semblal)le local. Les murs sont faits d'une
terre grisâtre et friable, dans laquelle se voit
encore chaque coup de la pioche qui en a taillé
les parois. Le mobilier est simple et peu con-
fortal)lc. Dans le fond se trouve le lit formé de
quelques brins de paille, que de nombreux dor-
meurs ont déjà foulés et remués; ils sont main-
tenus par une planche fichée en terre, qui forme
le bord de cette modeste couclie. Contre la
muraille opposée au poêle se trouve la table.
Cette table, qui doit servir à écrire, à manger,
peut-être à jouer, cette table, qui, en somme,
est appelée à remplir, à elle seule, les rôles des
différentes sortes de tables qui font partie du
mobilier dans une installation quelconque, est
constituée, chose bizarre, par une table de nuit.
Qui l'a apportée et qui a fait ce choix étrange?
On ne sait. Et, telle qu'elle est, elle remplit
encore assez bien son office. Nous nous en
NUIT DE NOËL 3il
sommes servis pour dîner presque commodé-
ment et j'ai, sur elle, signé tantôt des rapports
et des bons. Avec les deux chaises, le poêle, le
lit et quelques clous servant de portemanteaux,
elle constitue le mobilier du home où je médite,
en cette nuit de décembre. La bougie, plantée
dans une bouteille, vacille à je ne sais quel
souffle, produisant sur les murailles des ombres
bizarres.
C'est l'heure de la solitude et du silence,
l'heure du recueillement, parfois aussi de la
tristesse. Ce soir les pensées grises voltigent
dans le gourbi fumeux, elles m'assaillent en
tourbillons, obsédant mon esprit sans que je
puisse les écarter. C'est un de ces instants —
oh! bien fugitifs ! — où l'on se sent faiblir et où,
malgré soi, on éprouve une sorte de volupté
amère à se laisser aller au découragement. Je
songe que voilà des mois et des mois que je n'ai
revu aucun des miens et j'évoque le tableau de
la veillée qu'ils font, eux aussi, à la même
heure, à l'autre bout de la France. Et les amis
très chers que j'ai laissés à Paris, à Rouen. Où
sont-ils en ce moment? Que font-ils? Songent-ils
à moi? Comme je voudrais jouir de ce pouvoir
merveilleux qu'ont certains héros des contes
des Mille et une Nuits et qui me permettrait de
contempler d'ici le spectacle que doivent offrir
à cette minute même les êtres aimés restés
312 EN CAMPAGNE
là-bas. Réunis au coin du feu, peut-être parlent-ils
de moi...
Je songe que cette guerre fut pour nous la
plus belle des choses tant que nous combattions
en cavaliers, parcourant les plaines, sondant les
bois, galopant en avant de nos fantassins, leur
apportant le renseignement qui dirigeait leurs
coups ou les préservait de ceux de l'ennemi,
cherchant à joindre les cavaliers prussiens qui,
cperdument, fuyaient devant nous. Mais cette
guerre de tranchées! Cette guerre où l'on reste
des jours et des jours sur une même position,
où le terrain se gagne mètre par mètre, où la
ruse lutte contre la ruse, où chacun s'accroche
au sol conquis, le creuse, s'y enterre et y meurt
plutôt que de le céder! Quelle guerre pour des
cavaliers! Nous nous y donnons de tout notre
cœur et partout les chefs qui nous ont eus sous
leurs ordres n'ont fait que nous adresser des
éloges. Mais par moments nous nous sentons
bien las et quand viennent l'inaction et la soli-
tude, notre imagination travaille. Nous repre-
nons })ar la pensée les belles galopades du
régiment à travers champs, nous entendons le
cliquetis des sabres et des gourmettes, nous
revoyons l'éclair des lames, l'alignement bi-
garré des chevaux, nous nous remémorons les
silhouettes connues de nos chefs sur leurs
chevaux de bataille. Aujourd'liui, mon esprit
NUIT DE NOËL 313
s'ag-ite plus que jamais, il s'échappe, il bondit,
refait les étapes inoubliables de cette guerre,
Charleroi, Guise, la Marne, la défense du pont
de Jaulgonne, Montmirail, Reims... la Bel-
gique, Bixschoote, et il retombe dans ce gourbi
presque obscur où la flamme de la bougie con-
tinue de dessiner sur le mur des ombres inquié-
tantes.
Tout à coup, un souffle froid envahit mon
réduit. La porte s'est ouverte brusquement. En
haut des marclies, un homme penclié sur le
fond du boyau m'appelle à demi-voix :
— Mon lieutenant, venez voir... Il se passe
quelque chose...
D'un bond, je saute hors de mon abri et je
grimpe sur le marchepied de terre.
— Écoutez, mon lieutenant.
Il est dit que cette nuit m'aura causé tous les
étonnements et celui-ci dépasse ce que je pou-
vais supposer. Je voudrais pouvoir faire parta-
ger l'extraordinaire impression que je ressens,
mais il faut avoir été là, cette nuit, pour être
capable de la ressentir. Sur cette vaste plaine
muette où maintenant tout seml)le endormi, où
nul autre bruit ne se fait entendre, voilà (ju'au
loin retentit une voix dont les accents, malgré
l'éloignement, viennent vibrer jusqu'à nous.
Quel incom[)arable moment! Ce chant qui
s'étend sur l'infini de la nuit nous fait battre le
314 EN CAMPAGNE
cœur et nous émeut plus que ne le ferait un
concert le mieux réglé et donné par les plus
fameux artistes.
Et c'est encore un cantique inconnu qui, vers
la gauche, nous vient des tranchées allemandes
les plus éloignées. Le chanteur doit être debout
dans les champs au bord de la ligne; il doit
marcher, venir vers nous, longer lentement
toutes les positions ennemies, car sa voLx insen-
siblement se rapproche et devient plus sonore.
De temps en temps elle s'arrête et alors des cen-
taines d'autres voix répondent en chœur quel-
ques phrases qui forment comme le refrain de
cet hymne. Puis le soliste reprend son chant
et s^approche de nous davantage. D'où vient-il
ainsi? De fort loin sans doute, car nos chas-
seurs l'entendaient déjà depuis quelque temps
quand ils se sont décidés à m'appeler. Quel est
donc cet homme qui doit avoir pour mission
de parcourir en priant le front des troupes
et que chaque compagnie allemande semble
attendre pour prier avec lui? Quelque pas-
teur, sans doute, qui vient rappeler aux com-
battants la sainteté de cette nuit et la gravité de
l'heure.
Maintenant la voix part des tranchées qui
nous font tout à fait face. Malgré la clarté de la
nuit, nous ne pouvons distinguer le chanteur,
car les deux lignes sont ici distantes d'au moins
NUIT DE NOËL 315
quatre cents mètres. Mais il ne se cache certai-
nement pas, car jamais sa voLx grave n'arrive-
r6iit jusqu'à nous aussi vibrante, aussi distincte,
s'il chantait au fond de leurs tranchées. Elle se
tait de nouveau. Et alors nos adversaires di-
rects, les soldats qui occupent les ouvTages en
face des nôtres, ces hommes que nous avons
pour mission de massacrer dès qu'ils paraissent
et qui ont l'ordre de nous fusiller dès que nous
nous montrons, ces hommes reprennent tran-
quillement le refrain du cantique aux paroles
mystérieuses et douces. Ils ont dû, eux aussi,
se glisser sur le bord du boyau et entonner leur
hymne face à nous, car leurs accents nous arri-
vent clairs et distincts.
Je regarde de notre côté. Tous les hommes
aussi sont réveillés et debout. Tous sont
grimpés sur le marchepied de terre, plusieurs
même sont sortis de la tranchée et se trouvent
dans le champ, l'oreille tendue vers ce concert
imprévu. Nul ne s'en fâche et nul ne raille. Il y
aurait plutôt une impression de regret dans l'at-
titude et les visages de ceux qui sont proches de
moi. Et pourtant il serait si simple de mettre un
terme à cette scène : une simple salve tirée par
le peloton qui est ici et tout se tairait, tout
retomberait dans le calme des autres nuits. Mais
personne n'y songe. Il n'est pas un de nos chas-
seurs qui ne considérerait comme un sacrilège
316 EN CAMPAGNE
de faire feu sur ces soldats qui prient. Nous
sentons bien qu'il est des heures où l'on peut
oublier qu'on est là pour tuer. Cela n'empê-
chera pas de faire son devoir l'instant d'après.
La voix s'éloigne; elle gagne tout douce-
ment — majestueusement, si l'on peut dire —
les tranchées qui sont situées au lieudit les
« Cavaliers de C... » et où nos deux lignes se
rapprochent au point de notre plus distantes
que d'une cinquantaine de mètres. Combien
ce spectacle doit être plus émouvant de là-
bas! Je voudrais que mon poste y fût, je
voudrais assister à cette scène, entendre les
paroles, distinguer la silhouette du pasteur
longeant les créneaux faits pour cracher la
mort et bénissant ceux qui demain ne seront
peut-être plus.
Pan! Un coup de feu a retenti...
Oh ! la balle stupide qui vient de fendre l'air
et a peut-être touché son but! Instantanément
tout s"est tu. Pas un cri, pas une imprécation,
pas une plainte. Quelqu'un là-bas a cru faire
œuvre utile en tirant sur cet homme. Quel
dommage! Nous ne gagnerons rien à les avoir
empêchés de fêter Noël à leur façon et il eût
été plus noble de réserver nos coups pour d'au-
tres iiécatombes. Je sais bien que les Barbares,
à notre place, n'auraient peut-être point hésité
et qu'assez de nos prêtres sont tombés sous
NUIT DE NOËL 317
leurs coups pour qu'ils ne puissent rien nous
reprocher. Il en est qui diront que notre haine
doit s'étendre indistinctement à tout ce qui est
allemand, que nous devons nous acharner sur
tout ce qui porte ce nom, ne rien épargner de
la race exécrée qui est cause aujourd'liui de
tant de larmes, de tant de sang, de tant de
deuils. C'est ég-al!... Cette fois, je crois qu'il
aurait mieux valu ne pas tirer...
7 heures du matin. — Un coup de feu tiré non
loin de nous, vers la gauche, me fait sortir de
mon ahri. Cela semhle extraordinaire après le
calme complet de cette nuit. Le soleil est mer-
veilleux. Il inonde déjà la plaine déserte, les
champs, les hauteurs de S. . . et le village mutilé.
Au loin, vers l'est, les tours de la cathédrale
de R... se profilent fièrement sur le ciel doré.
J'aperçois tous mes chasseurs qui, montés sur
les banquettes de terre, regardent avec intérêt
un spectacle qui doit se dérouler en avant des
tranchées occupées à notre gauche par les terri-
toriaux.
Je monte à côté de l'un d'eux et il m'explique
ce qui se passe.
— Mon lieutenant, ce sont des fantassins qui
viennent de tuer un lièvre qui courait entre les
deux lignes et ils vont le chercher...
En effet, j'apergois ce spectacle peu banal :
318 EN CAMPAGNE
deux liommes qui sortent en plein jour de leur
tranchée et s'avancent à pas hésitants dans la
direction des tranchées ennemies. Derrière eux,
cent tètes curieuses se dressent au-dessus des
créneaux aménagés entre les sacs de terre.
Quelques soldats même, émergeant du hoyau,
se sont assis sur le talus de terre grise. Voilà
certes une scène à laquelle je ne m'attendais
guère. Que fait donc le capitaine de la compa-
gnie occupant cette tranchée?
Mais mon étonnement devient de la stupéfac-
tion en apercevant les tranchées ennemies qui
se couronnent de centaines de silhouettes. Vive-
ment j'envoie G... et un sous-officier porter
l'ordre suivant à tous nos chasseurs :
— Que personne ne se montre... Chacun à
son poste de combat... Les carabines chargées
dans les créneaux.
Les Allemands qui nous font face se méfient
en voyant que notre ligne reste silencieuse et
que personne ne paraît. Eux aussi doivent
rester aux aguets derrière leurs meurtrières.
Mais sur tout le reste de leur front le nombre
des hommes émergeant des tranchées se multi-
plie. Ils sont sans armes et font des gestes
joyeux et amicaux. L'inquiétude me saisit. Com-
ment va se terminer cette comédie imprévue?
Dois-jc commander le feu sur ces liommcs qui
ne sont pas tout à fait en face de moi et dont
NUIT DE NOËL 319
lee adversaires directs semblent plutôt portés à
faire la trêve de Noël?
Nos deux fantassins sont arrivés à l'endroit
où était tombé leur lièvre, à peu près à mi-
distance entre les lignes françaises et alle-
mandes L'un d'eux se baisse et se redresse
brandissant fièrement sa victime dans la direc-
tion de l'ennemi . Aussitôt, de ce côté , les applau-
dissements éclatent. On crie : « Kamaratesl
Kamarates! »
Cela se gâte tout à fait. Je vois deux Prussiens
sans armes qui se détachent de leur tranchée et
s'avancent les mains levées vers les deux Fran-
çais. Je consulte G... Faut-il tirer? J'avoue qu'il
m'est assez désagréable de commander le feu
sur ces hommes désarmés. D'autre part, pou-
vons-nous tolérer le moindre rapprochement
entre les liommes de la nation barbare qui
foulent encore notre sol et nos braves frères
d'armes qui chaque jour versent leur sang pour
le reconquérir?
Heureusement, l'officier qui commande l'artil-
lerie de Saint-Thierry et ([ui a dû suivre toute
cette scène avec sa jumelle m'évite de prendre
une résolution qui me serait pénible.
Pan! Pan! Pan! Pan!
Quatre obus passent en sifflant sur nos tètes
et viennent éclater avec une précision admiralde
à deux cents mètres au-dessus des tranchées
320 EN CAMPAGNE
allemandes. Il semble avoir déposé là, délicate-
ment, avec la main, les quatre petits flocons
blancs qui, à la même distance les uns des
autres et sur la même ligne droite, paraissent
jalonner dans le ciel la frontière qu'il veut
interdire à l'ennemi de francbir sur la terre. Les
Allemands ont bien compris ce gracieux aver-
tissement. Avec des cris de rage et de protesta-
tion, ils regagnent en courant leurs abris et nos
Français en font autant.
Et, comme pour montrer la bonté voulue de
ce qu'il vient de faire, à peine les derniers
casques à pointe ont-ils disparu derrière les
parapets que de nouveau les mômes sifflements
se font entendre et pan ! pan ! pan ! pan I quatre
obus viennent brutalement s'abattre en plein sur
la ligne blancbâtre que fait dans la plaine verte
la marne remuée de leurs trancbées. On voit
au milieu de la fumée la terre et les débris de
toute sorte voler. Nos chasseurs crient : bravo 1
Chacun sent (jue la meilleure solution a été
prise et se réjouit que se termine ainsi la fugi-
tive trêve de Noël.
Maintenant, ne songeons plus qu'à nous
réjouir du grand jour en compagnie de nos
braves cavaliers. Dans la nuit sont arrivées,
bien arrimées dans de coquets paniers, les bou-
teilles de Champagne que le commandant B... a
décidé d'ofl"rir à ses Iiommes. Tout à l'iieure,
NUIT DE NOËL 321
quand la soupe sera là, nous allons, en guise de
joyeux Noël, faire partir les bouchons dans la
direction des tranchées allemandes.
Et nos jeunes camarades se réjouissent déjà
de cette salve pacifique, qui sera certainement
entendue là-bas.
FIN
21
TABLE DES MATIERES
Pages.
Avant-propos i
I. — Comment j'ai rejointje front 1
II. — Le fantassin boiteux 49
m. — La première charge 63
IV. — La reconnaissance de Courgivault 79
V. — L'affaire de Jaulgonne 101
VI. — Messe basse et salut solennel 143
VII. — Une visite à Reims 165
VIII. — Nuit tragique dans les tranchées 195
IX. — Sœur Gabrielle 237
X. — Première reconnaissance aérienne 265
XI. — Nuit de Noël 281
Table des matières 323
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